Dilemme de la sincérité

Enfin, entrer dans la question de savoir ce qui constitue ou non un signe religieux digne de respect implique nécessairement de pouvoir évaluer un élément clef : le niveau de sincérité vis-à-vis de cette croyance, c’est-à-dire l’authenticité du lien qui relie un fidèle à sa foi, ou à une conviction possédant un minimum de sérieux. A priori, cela ne devrait pas relever du pouvoir de l’État ; le degré de consistance d’un culte ne regarde que la religion elle-même, et le degré de sincérité concerne éminemment la liberté de conviction et le for intérieur des individus. Néanmoins, si l’on admet de manière corolaire à ce principe que le fait d’avoir des croyances entraîne la reconnaissance d’une série de droits subjectifs, il parait cohérent de devoir interroger la nature du lien entre le croyant et l’objet de sa croyance, en particulier dans une atmosphère générale de déliquescence du religieux et de la libéralisation des religions et des convictions. Sans une telle réflexion, en effet, le premier venu pourrait se trouver exempté de certaines obligations (par exemple, le service militaire) parce qu’il a décidé de vénérer le Monstre en spaghetti volant, Zeus, Satan ou Raël dans un garage avec quelques fidèles.

François DE SMET, Deus casino, Paris, PUF, 2020, pp. 139-140.


On perçoit bien les difficultés relatives à l’impossibilité réelle de mesurer à coup sûr le caractère sincère d’une conviction : non seulement cela amènera les juges à examiner des critères de sincérité en mettant en balance, au cas par cas, des éléments qui vont être des plus ardus à vérifier (coefficient entre le caractère consistant du contenu de la croyance, le contexte, la psychologie du requérant). Mais en outre, philosophiquement, cela peut engendrer un effet pervers puisque cela vise à doter de privilèges les porteurs de visions du monde les moins enclins à jouer le jeu de l’ouverture, de la tolérance et de la cohésion sociale : plus on est « sincère », c’est-à-dire plus on est radical vis-à-vis de sa propre conception religieuse ou idéologique, plus le lien entre sa propre personne et sa religion est fort, plus on est intransigeant et littéral, et plus cette conviction propre se trouvera par nature à engendrer un respect spécifique, au détriment des convictions plus ouvertes. Ce risque est pointé par Louis-Léon Christians et Sophie Minette : « Malgré l’affirmation d’une liberté individuelle de réappropriation des sources et de recomposition personnelle du sacré, ce sont les références littéralistes à des sources brutes et tenues pour non négociables qui emportent le moins difficilement la conviction des juges. Une sorte de bonification semblerait jouer en faveur d’attitudes fondamentalistes, du moins jusqu’à un certain point de bascule. » En somme, plus le fidèle entretiendra un rapport homogène et intégral avec sa conviction, plus ses droits se verront protégés.

François DE SMET, Deus casino, Paris, PUF, 2020, pp. 145-146.

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