Dire de quelqu’un qu’il désobéit à une Loi n’est donc pas établir un constat : c’est, d’abord, le positionner comme sujet de la Loi et lui assigner une appartenance. Si j’applique ce raisonnement à mon exemple : moi, lorsque j’agis, lorsque je suis en France, mon action ne sera jamais évaluée par rapport à la Loi chinoise ou la Loi allemande. Lorsque j’agis, quelle que soit mon action, je ne désobéis pas à ces lois. Il serait absurde de dire que mon comportement se définit par rapport à ces ordres juridiques. En fait, on considère que je ne peux me situer que par rapport à la Loi française – ou, plutôt, que, de fait, je me situe par rapport à cette dernière. On utilisera le vocabulaire de la désobéissance uniquement pour désigner mon rapport à une loi dont on estime que je fais partie de son espace. La catégorie de désobéissance présuppose donc une adhésion antérieure à un ordre juridique et ma construction comme sujet à l’intérieur de celui-ci.

Geoffroy de LAGASNERIE, La conscience politique, Paris, Fayard, 2019, pp. 139-140.


Utiliser le concept de désobéissance ne signifie pas seulement ratifier une hypothèse d’appartenance. C’est également supposer que le sujet doit quelque chose à l’état, qu’il est engagé envers lui et que ce qui est étatique détient une légitimité à lui adresser des ordres : si mon voisin vient me voir pour me dire de ne pas faire trop de bruit, et que, un jour, je fais du bruit, il est évident que nous ne dirions pas que je lui désobéis : il n’est pas en position de me donner des ordres qui me concernent. Nos deux volontés s’affrontent. J’affirme ma volonté contre la sienne, et le rapport entre nous est un pur rapport d’extériorité entre deux volontés contradictoires. Je ne désobéis pas à mon voisin quand je suis en désaccord avec lui. Pourquoi dit-on alors que je désobéis à l’état ? La catégorie de « désobéissance » suppose de poser l’obéissance comme acte premier et normal et de définir l’action dissidente comme refus du conformisme. Lorsque je dis que je désobéis, je reconnais que j’appartiens à l’état et qu’il est légitime à exercer un pouvoir sur moi. Je ne peux désobéir que si je devais obéir. Mais en quoi l’état a-t-il une autorité sur moi ? Pourquoi accepter que ce soit lui qui fixe les règles et que ce soit par rapport à lui qu’on définisse mes actions ?

Geoffroy de LAGASNERIE, La conscience politique, Paris, Fayard, 2019, p. 140.


Sans doute le texte le plus classique pour comprendre la nature de la désobéissance civile, et ce que cette méthode révèle de la subjectivité des individus en lutte, c’est-à-dire de leur rapport à la Loi, à l’État, est-il l’ouvrage de John Rawls, théorie de la justice. Dans ce livre, Rawls s’intéresse longuement à la question de la définition, puis de la justification de la désobéissance civile. Il se limite au cadre d’une autorité démocratiquement établie, puisque, au fond, selon lui, le problème de la légitimité, voire de la légalité, de la dissidence ne se pose réellement que dans les régimes où le processus de formulation de la loi est démocratique – dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux, la légitimité de l’opposition est évidente. (Il est important de noter que les analyses de Rawls ont été très largement reprises par les mouvements de désobéissance civile eux-mêmes, qui s’en sont réclamés et s’y sont reconnus, en sorte que l’on peut considérer qu’elles expriment bien les valeurs qui fondent cette méthode.)
Rawls définit la désobéissance civile comme « un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernements ». La désobéissance civile constitue ainsi, d’abord, une politique de l’interpellation, de la mobilisation publique : elle s’adresse au sens de la justice, au sens démocratique de la majorité et du gouvernement afin d’obtenir une réforme dans la conduite de l’État. « Pour justifier la désobéissance civile, on ne fait pas appel aux principes de la moralité personnelle ou à des doctrines religieuses. Au contraire, on recourt à la conception commune de la justice qui sous-entend l’ordre politique. Nous avons fait l’hypothèse que, dans un régime démocratique relativement juste, il y a une conception publique de la justice qui permet aux citoyens de régler leurs affaires politiques et d’interpréter la Constitution. La violation persistante et délibérée des principes de bas de cette conception, pendant une certaine période, et en particulier l’atteinte aux libertés fondamentales égales pour tous invitent soit à la soumission, soit à la résistance. »Ainsi, même si c’est une minorité qui décide d’avoir recours à cette méthode de protestation, la mobilisation se déploie toujours au nom des valeurs majoritaires – ou, mieux au nom de ce qui apparaît comme les valeurs de la société, les valeurs dites « communes » : « la désobéissance civile est un acte politique, pas seulement au sens où elle vise la majorité qui a le pouvoir politique, mais parce qu’elle est guidée et justifiée par des principes politiques, c’est-à-dire par les principes de la justice qui gouvernent la Constitution et, d’une manière générale, les institutions de la société. »

Geoffroy de LAGASNERIE, L’art de la révolte, Snowden, Assange, Manning, Paris, Pluriel, 2019 (2015), pp. 83-85.

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