Il s’agit là d’une dialectique infernale en laquelle la protection des droits individuels vient heurter de front le pouvoir du collectif. La reconnaissance des libertés du peuple en détail interdit la maîtrise du destin par le peuple en masse. C’est comme le souligne Marcel Gauchet, un combat tragique de « la démocratie contre elle-même » où le pouvoir d’empêcher l’emporte sur le pouvoir d’exercer. L’ensemble n’est pas aisé à démêler. On rencontre ces abus de contre-pouvoir dans le labyrinthe des normes et des règlements, dans le ton suspicieux des médias, dits d’investigation, dans la détestation spontanée à l’égard de toutes les formes de la puissance publique : police, armée, pompiers. […] On pourrait multiplier les exemples, mais je crois que la racine de tous ces abus se trouve dans une idée étrange qui s’est presque imposée. Celle qui défend que le cœur de la citoyenneté réside dans la « désobéissance civile », c’est-à-dire la résistance contre toute décision venue « d’en haut ».

[…]

J’ai, pour ma part, les plus grandes réserves à l’égard de cette idée, dont la teneur ne me parait pas du tout démocratique mais anarchiste. Je perçois bien que cette désobéissance est « désintéressée » et qu’elle ne consiste pas dans la défense d’intérêts catégoriels. Cependant, j’y vois comme Romain Rolland (sans partager pourtant son éloge) la « bible du grand Individualisme ». Chaque individu devient détenteur d’un contre-pouvoir absolu, ayant en lui-même tout latitude pour décider, à tout moment, si la société lui plait ou pas. Sa principale faiblesse est qu’on ne voit aucun moyen de distinguer entre une lutte qui peut paraitre légitime et fondée (opposition à l’esclavage, à une guerre « injuste ») et celle qui ne le serait pas du tout. Je rappelle que c’est au nom de la désobéissance civile que les adversaires de la contraception, de l’avortement, de l’enseignement du darwinisme, de la consommation de viande, des OGM, des antennes de télévision, des éoliennes, des vaccins, des nouveaux programmes scolaires, etc., justifient leurs actions, qui sont parfois assez peu non violentes. L’intime conviction, la pitié, l’indignation, l’objection de conscience nourrissent alors une forme de terreur. Et l’égocentrisme tout-puissant se fait tellement radical qu’il ne reste plus rien du désir de vivre en société. Alors : à quoi bon la démocratie ?

Pierre-Henri TAVOILLOT, Comment gouverner un peuple roi ?, Traité nouveau d’art politique, Paris, Odile Jacob, 2019, pp. 257-258.

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