Dans Que signifie : repenser le passé ? Théodore Adorno souligne cette tendance que nous avons à nous souvenir des atrocités du nazisme pour éviter d’avoir à se remémorer les conditions qui les ont rendues possibles. À partir de ce moment-là, les souvenirs de ce passé ne sauraient servir d’antidote à son retour sous une forme ou une autre. Il montre comment nous pouvons nous donner bonne conscience en nous réjouissant d’une démocratie qui bannit les nationalismes belliqueux, et nous tiendrait à distance d’un retour du nazisme. Mais, écrit-il – et à l’époque il n’y a pas encore les périls sociaux de la mondialisation –, « même en pleine prospérité, même lorsque temporairement, on manque de main d’œuvre, la plupart des hommes s’éprouvent secrètement comme chômeurs potentiels, assistés, et du même coup comme objets et non plus comme sujets de la société : voilà la raison légitime et hautement vraisemblable de leur malaise. Il est évident qu’à un moment donné, ce malaise peut susciter un blocage, un retour vers le passé, et être manipulé jusqu’à provoquer le retour du malheur ». C’est en ce sens, nous dit Adorno, que le fascisme survit moins à cause des nostalgies des organisations néo-nazies que parce que nous n’avons pas changé, dans les conditions sociales actuelles, les facteurs de son émergence. Ce n’est pas en tant que souvenirs, dont certains pourraient avoir la nostalgie, que survit le nazisme, mais en tant que virtualités des conditions actuelles de la démocratie. C’est ce qui le conduit à affirmer : « J’estime que la survie du nazisme dans la démocratie présente plus de dangers potentiels que les tendances fascistes dirigées contre la démocratie ».
Roland GORI, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, L’étrange défaite de nos croyances, Paris, Les liens qui libèrent, 2020, pp. 207-208.