Montesquieu avait entrevu ce qui devait rendre possible un retour à la tyrannie dans nos démocraties modernes : « Comme dans les démocraties le peuple paraît faire à peu près ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernement et on a confondu le pouvoir du peule avec la liberté du peuple [1] ».

À cause de cette confusion, on a cru en effet que la souveraineté théorique du peuple suffisait pour garantir la liberté réelle. Or, si tant est qu’il règne, le peuple souverain ne gouverne jamais. Car comment parler de gouvernement populaire si ce n’est pas le peuple tout entier qui exerce effectivement le pouvoir ? Rousseau lui-même reconnaissait que seules les décisions prises à l’unanimité des citoyens pouvaient, à proprement parler, passer pour « démocratiques », ce qui n’est pratiquement jamais le cas en démocratie parlementaire, une majorité l’emportant toujours sur une minorité. Autrement dit, ce qu’on appelle le gouvernement du peuple par le peuple n’est rien de plus que le gouvernement de tous au nom d’une fraction plus ou moins importante de la masse ou de ses représentants. Bien sûr, en devenant l’enjeu de la vie politique, pour les partis en présence, le pouvoir est toujours susceptible de changer de dépositaire. Pourtant la loi de l’alternance ne change rien à l’affaire. Par le biais des élections, par exemple, les citoyens disposent de la possibilité de changer la composition et même la forme de leur gouvernement. Malgré cela, si les hommes au pouvoir changent – irons-nous jusqu’à dire qu’ils sont interchangeables ? –, la fonction demeure. C’est toujours la même pièce qui est à l’affiche, jouée par des acteurs différents. De plus, la bureaucratie administrative (finance, impôts, police, etc.), dont l’importance numérique et les attributions (par euphémisme, on a pu parler d’internement « administratif » pour désigner la mise dans un camp de concentration) augmentent de jour en jour dans les démocraties industrielles d’Occident, échappe à tout renversement de situation politique, alors qu’elle dispose de toute évidence d’un droit de contrôle, de décision et de coercition exorbitant. Recrutés par concours, jugés sur leurs seules compétences techniques, les fonctionnaires de l’état n’ont absolument aucun compte à rendre aux citoyens-électeurs, sur lesquels ils exercent pourtant un pouvoir discrétionnaire. L’Administration est politiquement irresponsable. Cela veut dire que les libertés politiques, arrachées de haute lutte au cours de l’histoire, laissent le citoyen d’aujourd’hui complètement désarmé face à l’arbitraire et au néo-despotisme administratif. Il y a presqu’un siècle et demi, Tocqueville avait déjà constaté que « partout on sort de la liberté du Moyen Âge, non pour entrer dans la liberté moderne, mais pour retourner au despotisme antique, car la centralisation, ce n’est autre chose que l’administration de l’empire romain modernisées [2] ».

[1] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, L. XI, chapitre 2.

[2] Cité par Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Pairs, Hachette, 1972, p. 317, note.

Jean PREPOSIET, histoire de l’anarchisme, Paris, Fayard/Pluriel, 2012 (2002), pp. 67-69.

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