Engagement
[…] je voudrais insister sur le fait que, abstraitement, personne n’est jamais obligé de s’engager dans les affaires du monde, de faire de la politique, de se battre. Personnellement, je n’ai jamais aimé les injonctions à la « mobilisation » ou au « courage » qu’on trouve dans les écrits militants ou politiques et qui prennent souvent la forme d’une dénonciation, souvent douteuse, de la « lâcheté » (de la « masse »), de l’« apathie » ou de la « passivité » de ceux qui ne s’engagent pas, qui s’accommodent du système.
Parce qu’exister, c’est très largement, pour des motifs contingents, se retrouver jeter ici ou là, nous n’avons pas de contrainte éthique ou morale à intervenir lorsque nous sommes en désaccord avec le monde tel qu’il va ou avec les systèmes qui s’y mettent en place. Nous n’avons pas choisi notre lieu et notre date de naissance, nous n’avons pas choisi d’être là où nous sommes, de voir ce que nous voyons, d’être pris dans tel ou tel dispositif de pouvoir, en sorte qu’aucune obligation à nous engager ne pèse sur nous. Il n’y a pas de responsabilité ontologique envers ce qui arrive dans le monde.
En revanche, sitôt que l’on écrit, sitôt que l’on prend la décision de publier, de chercher, de créer, tout change. Se lancer dans de telles activités suppose d’avoir décidé, plus ou moins consciemment, à un moment ou à un autre, de faire partie des producteurs d’idées, de faire circuler des discours, et donc de contribuer à façonner le cours du monde. Par conséquent, à ce moment-là, nous avons choisi de nous engager. Nous sommes engagés dans quelque chose. Et là, nous ne pouvons plus reculer et nier la dimension politique de notre action.
Geoffroy DE LAGASNERIE, Penser dans un monde mauvais, Paris, PUF, Coll. « Des mots », 2017, pp. 11-12.