Construire une séquence : éléments de réflexion issus de la BD et du cinéma d’animation

Tout enseignant qui a suivi une formation didactique a appris si pas une méthode de construction du cours, au moins l’importance d’élaborer une séquence de cours. Comme tout métier artisanal, le métier d’enseignant, et plus particulièrement celui de philosophie et citoyenneté, suppose un savant mélange entre une expérience de terrain et un bagage théorique appuyé par une pratique réflexive. S’il existe des mystères et des impondérables sur le succès de telle ou telle activité, méthode, démarche, une réflexion qui s’arme de critères d’objectivation permet aisément d’établir des raisons et autres éléments qui conditionnent ce succès. Parmi ceux-ci, la construction de la séquence, c’est-à-dire le processus de fabrication de l’apprentissage, nous semble centrale et a fortiori, en début de carrière.

La proposition que nous faisons ci-dessous se donne pour objectif de présenter une manière d’appréhender la création d‘une séquence, d’en identifier les éléments fondamentaux, mais surtout de proposer un parallèle avec la création dans le cinéma d’animation. Pour être plus précis, il s’agira, à l’aide d’extraits du livres de Richard Negre Immobilité et mouvement : négocier avec le temps, de montrer des similitudes entre les créations artistiques à contraintes et les créations des professeurs. Mais avant de commencer le travail à proprement parler, précisons d’emblée ce que nous entendons par séquence au moyen d’un autre medium : la bande dessinée.

Qu’est-ce qu’une séquence ?

Nous en parlions dans la partie du site consacrée aux bases, une séquence d’apprentissage se distingue d’un atelier en ce que ce dernier peut être considéré comme clos sur lui-même. Une séquence, parce qu’elle est construction sur un temps plus long, suppose un rapport à ce dernier particulier en ce qu’il fait intervenir des éléments dans une temporalité déterminée. Pour bien comprendre les distinctions possibles entre l’usage que l’on peut faire de moments d’apprentissage, nous reprendrons la distinction faite par Groensteen dans Le bouquin de la bande dessinée.

Nous avons nous-même introduit naguère une distinction entre trois concepts qu’il importe de maintenir distincts : la suite, qui désigne un bout à bout d’images disparates, non corrélées; la série, qui est une succession continue ou discontinue d’images liées par un système de correspondances iconiques, plastiques ou sémantiques ; et enfin la séquence proprement dite, qui est une « succession d’images dont l’enchainement syntagmatique est déterminé par une projet narratif » (Groensteen 1999, p.173).

Groesteen, R. (2020), p. 725.

Si nous mettons à part les éléments propres à la bande dessinée, nous remarquons que la distinction faite entre ces trois concepts correspond aux degrés d’attachement qu’ont les parties au tout. Ainsi, la suite ne semble proposer de lien autre que la consécution temporelle (spatiale en bande dessinée), la série implique un système de correspondance minimale entre les éléments et, enfin, la séquence suppose une enchainement, c’est-à-dire une consécution rendue nécessaire pour la compréhension du sens en vue d’un projet défini. Autrement dit, dans la séquence, les éléments sont à une place pour une raison particulière et les changer de place risque de changer le projet en tant que tel.

Ce petit détour par la bande dessinée a pour but d’illustrer l’importance de l’inscription des éléments de la séquence dans un enchainement qui dépasse la simple juxtaposition. Cette remarque est d’autant plus importante qu’en philosophie, et particulièrement en philosophie et citoyenneté, les savoir-faire (aussi appelés habiletés de penser) s’inscrivent davantage dans une approche en série qu’en séquence. S’il parait possible et souhaitable pour certains savoir-faire qu’ils fassent l’objet d’une séquence en ce qui concerne leur dimension méthodologique (nous pensons à lire un texte philosophique), la majorité s’entrainent par la pratique qui, à l’instar des DVDP ou des CRP supposent la répétition sérielle.

Néanmoins, une chose apparait évidente, un cours de philosophie, quel qu’il soit, ne peut se satisfaire d’une présentation en suite. Car présenter des exercices, des réflexions et des dispositifs sans autre lien que le professeur et le moment de la semaine où l’on se retrouve ne semble pas pouvoir porter un apprentissage digne de ce nom. Ainsi, qu’il construise des séquences, des ateliers, qu’il les anime ou les imagine, l’enseignant partage avec les artistes créateurs que sont les animateurs du cinéma d’animation et les auteurs de bande dessinée cet art du séquençage, de la disposition… de l’enchainement.

L’enseignant : artiste sous contrainte

Nous entendons par création artistique à contraintes toute création dont un des champs d’application sera l’affect humain et dont les formes simples ne peuvent se défaire d’une certaine contrainte à suivre des règles en vue d’une efficacité de la réalisation et de son déroulement. Pour exemple, la création ludique (qu’elle soit sur table, en jeu vidéo, ou en univers où on prend un rôle) est une forme de création artistique en ce qu’elle développe et se développe dans l’affect. Rassurons tout de suite les spécialistes de la philosophie de l’art, il ne s’agit pas ici de réduire l’art à une discipline qui procure des émotions. Que ce soit le jeu vidéo, le jeu de société ou le jeu de rôle, il nous semble qu’on ne peut nier que tout créateur implémente dans sa démarche une dimension différente de la simple efficacité de la règle, de la cohérence de l’univers ou encore de la sensation de maîtrise. Créer un jeu c’est plus que produire une machine qui fonctionne, qui est efficace et devient rentable. D’ailleurs, dans ces trois médiums, une sympathie toute particulière accompagne généralement les productions qui ont ce petit supplément d’âme que ne semblent pas pouvoir développer (ou alors en de rares cas) des grosses entreprises aux équipes gigantesques qu’il faut rentabiliser.

Pour préciser ce que l’on entend par l’aspect contraignant, il faut y voir l’ensemble des règles et des éléments qui peuvent s’opposer à l’intention créatrice en imposant une norme d’efficacité ou de praticité. Vous pouvez avoir les meilleures idées du monde, si elles sont laborieuses à découvrir et à vivre, vous toucherez peut-être un public de niche, mais vous n’approcherez pas de cet horizon universel qui laisse sa chance à chacun d’être séduit et emmené. À la lecture de ces lignes, vous faites peut-être le parallèle avec une expérience professionnelle où, malgré le bon thème, la bonne ressource, la sauce n’a pas pris, le groupe n’a pas adhéré et pourtant il n’était pas particulièrement dans de mauvaises conditions. Sans possibilité de répéter sa séquence et sans réelle volonté d’établir ce qui dépend de notre construction et ce qui n’en dépend pas, on justifiera cet « échec » à l’aide des impondérables de l’enseignement. Toutefois, il ne faudrait pas que ce réflexe (salutaire) ne devienne un automatisme qui empêche toute autocritique. Ni parano, ni nigaud, un juste milieu aristotélicien doit être trouvé par et pour chacun.

Créer une séquence comme une séquence

La conséquence de cette volonté d’appréhender et de mettre au jour les raisons internes aux « bégaiements » des leçons est d’en questionner l’architecture et les intentions de départ. Ainsi, on commencera par se demander : qu’est-ce que j’ai voulu faire ? et, de là, comment pensais-je y parvenir ? En dehors des considérations qui consistent à suivre le programme imposé, la motivation née d’une représentation de ce qui semble important au professeur de développer et l’anticipation liée à la représentation qu’il a de ses points forts en matière d’enseignement s’imposent comme des évidences. Il ne s’agit pas uniquement de thèmes en particulier, tout le monde a ses chouchous. Il s’agit plutôt d’une zone de confort dans laquelle le professeur évolue en toute sécurité et qui lui permet de gérer son architecture pour qu’elle corresponde aux intentions et limites que son expérience, son érudition ou encore son inspiration lui permettent. Pour notre part, parce que nous manquons de temps chaque année (surtout au vu des circonstances actuelles), nous avons encore une ou l’autre séquences qui n’ont toujours pas fait l’objet d’un véritable travail de création parce qu’elles nous inspirent moins et que nous nous y sentons moins « en sécurité » (dans notre pratique, la sécurité passe par le contrôle qui lui-même se traduit par une représentation claire des poses clés de la séquence cf. ci-dessous).

Si donc la raison de l’intention semble propre à chaque auteur faute d’un carcan suffisamment contraignant, la question des moyens d’y parvenir semble, quant à elle, plus facilement objectivable. Car se demander les moyens mis en place pour remplir les attentes d’une intention initiale qui se heurtera aux aléas de la vie scolaire et du groupe-classe, c’est se demander le parcours pédagogique imaginé, aussi petit soit-il. C’est là que le cinéma d’animation et ses concepts entrent en jeu.

De manière classique, on visualise la séquence comme un story bord. La leçon, quelle que soit sa taille, comporte un début, un milieu, une fin, des actions s’y déroulent, on y trouve de l’intrigue, on garde des effets pour marquer les esprits, bref, on prévoit le déroulé de l’action. Ce sont les fameuses phases que doivent incorporer les séquences et que l’on retrouve dans d’autres cours : phase libérative, informative, créative, etc. Loin de s’y opposer, la réflexion que nous proposons se positionne en amont et s’avère certainement fortement inspirée de ces méthodes qui ont fait le bonheur de nos jeunes années d’enseignant. Cependant, il nous semble que la programmation « façon story bord » a l’immense désavantage de ne pas assez mettre l’accent sur les scènes clés, coincée qu’elle est dans son approche globale.

La pose clé

Le professeur qui imagine sa séquence doit en premier lieu définir les poses clés de sa séquence. En animation on définit la pose clé comme :

[…] les moments forts d’une action. Pour un personnage lançant une balle, les poses clés sont la préparation, c’est-à-dire l’élan pris, et la balle lancée lorsqu’elle a quitté la main du lanceur. Richard Williams définit la pose clé comme « ce qui raconte l’histoire ». Certains animateurs travaillent essentiellement en poses clés, ce qui demande une grande exigence dans le choix de la pose afin qu’elle livre sa plus grande information et expressivité.

NEGRE, R. (2020), p. 62.

Si nous reformulons en regard de ce qui a été dit plus haut, la pose clé est cet élément de la séquence qui est l’essentiel de l’intention (information et expressivité) du professeur. C’est ce qu’il veut absolument voir apparaître dans sa séquence. Cela peut être une information, une pratique particulière, une ambiance, un climat, bref n’importe quoi de visible, de voulu et qui s’inscrira dans une architecture. Si nous ouvrons les catégories d’objets qui peuvent entrer dans les poses clés, c’est pour appuyer le fait que la démarche philosophique sur des questions de citoyenneté peut porter tant sur des pratiques que des contenus.

Les poses clés ainsi identifiées, nous avons en tête ce que nous voulons faire et, en négatif, ce que je nous ne voulons pas faire. Il reste donc à habiller mon animation de mouvement.

Intervalles et mouvement

Savoir ce que l’on veut faire est une chose, y arriver et l’inscrire dans la durée du temps scolaire en est une autre. Car, et ce n’est même pas là une nostalgie conservatrice, il ne suffit pas de dire aux élèves pour qu’ils fassent et retiennent. D’autant plus en philosophie où une approche pure de l’appréhension et de l’étude de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire une approche par le contenu, ne montre son efficacité pédagogique qu’au terme de plusieurs années d’une exposition intense. Ainsi, il nous faut un mouvement afin que nos poses clés expriment tout ce qu’elles ont à exprimer.

Le mouvement s’inscrit dans une durée. Les informations nous permettant de comprendre un mouvement animé à l’écran ne se situent pas exclusivement à l’instant où l’action est la plus explicite. Si nous voyons et comprenons cette action c’est parce qu’on nous y a préparé.

NEGRE, R. (2020), p. 63. Nous soulignons.

En somme, dans l’optique de la rendre plus efficace et visible, notre pose clé doit être préparée à l’aide d’intervalle qui vont rythmer la séquence. En animation, ces intervalles vont comprendre un nombre de dessins plus au moins grands en fonction de la vitesse que nous voulons donner à notre mouvement. Au plus il y a de dessins, plus lent sera le mouvement. Sans faire une comparaison décalquée, nous voyons dans les intervalles des actions ou tâches proches mais différents et qui sont autant de respirations dans la séquence.

Et la liberté artistique dans tout cela ?

Par son approche moins globalisante que celles par phase, la construction par poses clés centrales nous semble alors parfaitement bénéficier de cette latitude dont parle le texte de Richard Negre :

Si le rythme ne correspond pas tout à fait à ce que l’on recherchait, on le modifie soit par l’ajout-retrait de dessins (positions) soit par l’ajout-retrait d’images jusqu’à trouver le bon. Cette manipulation est essentielle dans la conception d’un mouvement animé. Rappelons qu’elle s’opère par le placement de poses clés du mouvement, c’est-à-dire les moments forts d’une action, suivie de leurs intervallages, c’est-à-dire le juste emplacement des dessins / positions entre les poses clés. Dans les Paysages intermédiaires, l’animation est faite en continu, sans tester. Les poses clés se réduisent aux dessins A et B. Il s’agit d’une approche qui défend l’idée qu’une animation non testée au cours de son élaboration peut s’avérer juste en timing si l’on fait confiance à son « intuition intime ». Le résultat obtenu n’est alors ni tout à fait le même ni tout à fait un autre que celui qu’on avait à l’esprit et la surprise de découvrir le mouvement qui se déploie sous nos yeux est d’une grande intensité. Comme l’image photographique dans le bain, l’animation se révèle.

NEGRE, R. (2020), p. 127.

Il est une certitude, l’expérience et l’approche « artistique » de certains professeurs leur permettent de pouvoir gérer une séquence dans cette intensité de l’événement qui se déploie sous les yeux. C’est d’ailleurs une sensation grisante quand elle arrive, quand un moment clé que nous avions imaginé s’anime sans que nous n’ayons mis un rythme trop cadencé. Il est une évidence, l’enseignement de la philosophie permet les deux approches décrites dans cet extrait et c’est même là sa force. Penser à l’avance à sa ou ses poses clés n’est pas une contrainte et il nous semblerait assez improbable qu’un professeur ne fasse cours sans avoir d’idée de ce dont il va parler. À minima, en espérant qu’il ne s’écoutera pas faire la leçon, il retombera sur des fondamentaux qui font partie de son bagage culturel et philosophique que ce soit en termes de contenus ou de gestes. Bien qu’il ne soit pas très répandu parmi les professeurs, il me semble important d’être critique avec ce mythe du professeur qui incarne le tout de son cours et dont la vertu principale est de ne rien « faire », de ne rien imaginer et dont la présente absence serait là le véritable enseignement qu’il donnerait à ses élèves.

Il nous semble au contraire qu’à la revendication d’une absence quasi-spatiale du professeur dans la séquence, c’est sa revendication d’une présence dans le temps qu’il faudrait mettre en avant. Parce qu’il est celui qui connaît la valeur du temps long, parce qu’il est celui qui travaille dans un temps limité et segmenté, parce qu’il sait la capacité à ne pas se souvenir de ce qui a été fait il y a deux semaines, le professeur de philosophie et citoyenneté apprend en permanence à négocier avec le temps.

Résumé et conclusion

Pour synthétiser le propos dans une formulation claire qui vaudrait aux intéressés de feuille de route :

– La préparation d’une séquence a pour origine une motivation et une capacité à anticiper ce qui y sera traité ainsi que la manière de le traiter.

– Les poses clés sont les éléments que le professeur est motivé à travailler et capable d’anticiper. Elles marquent l’essence de la séquence. Leur nature peut varier du contenu à l’expérience en passant par la tâche problème.

– La séquence est rythmée par des intervalles qui se placent entre ces poses clés et dont le contenu indique le rythme donné à cette séquence. C’est notamment dans ces intervalles que l’on trouvera les accroches.

– Élaborer et vivre une séquence est avant tout une expérience de négociation avec le temps.

– Une séquence suppose un enchainement pensé en amont qui n’exclut pas de laisser la place à l’inédit et à l’improvisation dans un cadre déterminé.

Comme souvent en philosophie, il semblerait que nous ayons pris de longs détours pour énoncer des banalités à avoir qu’il valait mieux préparer ses séquences avant de les donner. Deux précisions sont à faire en guise de conclusion.

Premièrement, un élément fondamental et un peu sous-estimé de la préparation des séquences ne tient pas nécessairement aux ressources et aux recherches ou techniques que nous voulons mettre en place. Mais bien plus au fait de reconnaître que la ressource ou le geste n’a pas de valeur en lui-même. C’est le fait d’assumer le choix de ce geste ou de cette ressource qui est un élément essentiel de la séquence en tant que telle. C’est la raison de notre appel à être critique car assumer ces choix se fait dans une logique de cohérence intentionnelle (ou alors le recours hasard doit être un choix pour faire partie de la cohérence de l’œuvre comme disait Alain).

Deuxièmement, le fait de ne pas arriver à imaginer comment aborder une séquence tient le plus souvent à un défaut d’anticipation. En soi, l’approche philosophique des questions de citoyenneté propose suffisamment de portes dérobées pour trouver un moyen de se motiver. En revanche, c’est l’assurance de trouver une manière de faire dans les limites de ce qu’il nous semble être notre maîtrise qui risque justement de faire défaut. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles de nombreuses accroches sont envisagées comme des poses clés et non comme des intervalles ce qui a pour conséquence de les transformer en ateliers.

Pour résoudre ce problème, nous ne voyons pas d’autres solutions que d’entrer au contact de ces penseurs qui montrent en pensant comment ils pensent et font penser. Ce n’est qu’à force de confrontations aux pensées (et non avis ou opinions) des autres que nous nous sentons de plus en plus capable. Lire, écouter, voir, penser avec, penser contre sont autant de moyens d’élargir son champ de maîtrise et, par extension, de sécurité.


Références

Groesteen, T. (2020), Le bouquin de la bande dessinée, Robert Lafont.

Negre R. (2020), Immobilité et mouvement : négocier avec le temps, L’Hamarttan.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s