3.2.1 Sens et interprétation
Compétences visées
Problématiser le concept d’interprétation.
Il s’agira de déterminer les attributs du concept d’interprétation tout en en relevant les limites à savoir la propension à s’inscrire dans une forme de subjectivité d’un côté et la relation particulière qu’il entretient avec la notion de pertinence de l’autre.
Questionner la fonction des mythes, des rites et des symboles comme pratiques structurant une collectivité.
Il s’agira, par la confrontation à des rites traditionnels comme modernes, d’interroger leur raison d’être du point de vue anthropologique, social ou politique.
Explorer et questionner le sens et les interprétations des mythes, des rites et des symboles.
Il s’agira, à partir de mythes et de récits issus de la pop’culture, de proposer des interprétations et de repérer les différents symboles qui composent ces récits.
En guise d’accroche
Pour notre accroche, nous avons décidé d’aborder de manière assez légère un thème qui l’est beaucoup moins : la mort. L’idée de cette accroche est somme toute simple et consiste en une présentation de plusieurs rites funéraires de par le monde pour interroger les élèves sur le sens qu’ils donnent à ces rites. L’enjeu ici est double. D’une part, il s’agira de confronter les élèves à des rites suffisamment éloignés de leurs habitudes. De cette confrontation nous pourrons tirer des éléments propices à mieux comprendre le concept d’interprétation. De l’autre, par son caractère universel, la mort (et les rituels qui lui sont associés) permet(tent) de mettre en avant la dimension anthropologique de cette question métaphysique. De plus, ce sera l’occasion de discuter avec les élèves des pratiques qu’ils trouvent les plus étranges et les raisons de cette étrangeté.
Après cette accroche placée sous le signe de l’échange et de la discussion, on abordera le texte d’Eric Crubézy qui permettra de faire la transition avec la notion de rite. Dans ce texte, il peut être intéressant de souligner les différentes fonctions du rite et de les expliquer. On pourra mettre plus particulièrement l’accent sur la distinction que fait l’auteur entre non-être et non-existant. Un genre de distinction subtile qu’on aime bien en philosophie. Ces différentes fonctions du rite funéraire pourront être illustrées à travers la très belle bande dessinée « Replica 1 » qui, en huit pages à peine, propose une évolution technologique qui est censée facilité le deuil, le tout sur fond d’intelligence artificielle servie par une narration hyper efficace.
Afin de rendre cette accroche la plus explicite possible pour tout qui voudrait se l’approprier, nous allons développer les éléments d’animation qu’il peut être utile d’avoir en tête.
L’accroche dans le détail
1 – L’enterrement céleste : pratique bouddhiste assez spectaculaire, l’enterrement céleste sous-tend un rapport au corps diamétralement opposé à celui des trois grands monothéismes ou des religions antiques que l’on retrouve dans l’Antiquité grecque. Pour les bouddhistes, l’âme se réincarnant à travers des cycles dont la finalité réside dans l’entrée au Nirvana, le corps sans âme « perd » pour ainsi dire sa sacralité. Redevenu en partie viande, le corps est alors offert aux vautours. Souvent sujet à discussions, le rapport au corps des défunts peut être propice à la question du don d’organe à la science, à la recherche et aux raisons des réticences rencontrées à « donner son corps » même pour celles et ceux ne se revendiquant d’aucune obédience.
2 – Le Famadihana : pratique collective et festive, le Famadihana est avant tout une consécration du corps du défunt qui est lié à la mémoire des participants selon Crubézy. En effet, les corps choisis le sont dans un caveau où se trouvent des ancêtres dont personne ne se souvient. Savamment rangés sur les côtés, les ossements plus anciens ne sont pas pris pour le rituel marquant, de ce fait, la fin de la commémoration du corps pour ces êtres sacralisés (puisque ne faisant plus l’objet d’un culte du corps mort). Ici, on remarquera le côté festif de ce rituel qui tranche avec les émotions et autres passions tristes que nous associons volontiers aux rites funéraires.
3 – Le Ma’nene chez les Toraja : si l’enterrement céleste avait de quoi décontenancer, le Ma’nene n’est pas en reste puisqu’il consiste à promener le corps momifié du défunt à travers le village. Interrogeant encore une fois le rapport au corps, c’est ici la place du défunt dans son rapport à la vie qui est intéressante à interroger. En effet, les momies y sont coiffées, habillées comme des personnes vivantes.
4 – L’enterrement des enfants dans les arbres chez les Toraja : certainement la plus poétique des propositions de cette accroche, le vidéaste Pascal Baud nous indique que cette pratique servirait à ce que l’âme des enfants soit emportée par le vent qui passe dans les feuilles des arbres. Une possible façon de s’interroger sur la raison de faire une cérémonie particulière pour les enfants en bas âge.
5 – Morts sur la colline chez les Angas : au-delà de la particularité de ce rite où les corps sont fumés (au sens gastronomique), c’est bien la symbolique du gardien qui est intéressante à interroger au travers de cette pratique des Angas. En effet, si la mort peut s’apparenter premièrement à l’absence, le fait de faire des défunts des gardiens à travers des rites renvoie ce défunt à la sphère de la présence… mais sous un autre rapport. Absence/présence, un couple qui semble fertile pour interroger nos réflexes lors de nos interprétations des rites funéraires éloignés de notre culture.
6 – La cage à tombes : contrairement à ce que vont peut-être proposer certains élèves, il ne s’agit pas d’un dispositif lié à la croyance en l’existence des vampires et autres mort-vivants. Mais derrière ces lourdes cages se cachent une réalité plus glauque encore. En effet, le développement de la médecine demandant de nombreux corps pour la recherche, les profanateurs de sépulture et autres marchands de cadavres bénéficiaient d’une sorte d’impunité ou du moins de clémence quand ils étaient pris sur le fait par les autorités. Ces cages (louées le temps de la décomposition cadavérique) étaient alors posées sur les tombes le temps que le corps ne soit plus « utilisable ».
7 – Le Memorial Reef : « cimetière » marin, le Memorial Reef est un récif artificiel que les plongeurs peuvent visiter. Formé de statues et autres objets dans lesquels sont placées les cendres des défunts, le modèle s’exporte dans plusieurs villes et se veut également une entreprise écologique de défense de la biodiversité.
8 – Paradis Blanc (et autres sites internet) : aujourd’hui fermé, Paradis blanc se présentait comme un cimetière virtuel où vous pouviez créer un espace de visite pour vos proches. Photos, commentaires, bougies en guise de « like », tous les éléments d’un réseau social sont réunis… ce qui ne manque pas de faire réagir les élèves. Or, à bien y regarder (surtout dans la vidéo de dirtybiology sur le deuil numérique dans les docs’utiles) notre rapport à la mort se vit déjà à travers les écrans et le numérique. Une belle occasion de lancer la discussion sur la place du numérique dans notre rapport au deuil.
Doc’utiles
Si le « voir » et le « cacher » sont tant ritualisés, c’est que les rites grâce à leur portée symbolique facilitent l’élaboration psychique de la perte. Ils apportent un soutien en balisant l’affliction et en fournissant des schémas de conduite. La pratique des pleureuses, qui venaient par le passé au domicile du mort, offre ce type de secours, tout comme celle des condoléances aujourd’hui. La veillée du mort pour aider les proches, soutenus par le voisinage et la famille, à appréhender « ce qui n’est plus » ou encore la messe et la bénédiction à l’église pour les chrétiens ont cette même signification. Ces rites guident l’imagination. Ils permettent de tracer une frontière entre un avant et un après grâce à la mise en scène d’un temps qui s’arrête au cours de la cérémonie – d’où l’importance du silence à un certain moment – pour reprendre son cours, sans le mort mais avec le défunt à la fin. Sans ritualisation, sans socialisation, la séparation peut devenir problématique. Si l’élaboration psychique de la perte constitue l’un des fondements du travail de deuil, les rites en lui donnant une portée symbolique, aident à l’accomplir. Ils engendrent du lien social en reliant les individus à leur passé et à la chaîne des générations futures. Le vagabondage de l’imagination, qui se place toujours dans un cadre culturel, doit au bout du compte aboutir à l’agrégation du défunt à un autre monde : les endeuillés peuvent alors en faire non pas un non-être, mais un non-existant.
Éric Crubezy, Aux origines des rites funéraires, voir, cacher, sacraliser, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 51.

Pourquoi rite-t-on ?
Après cette longue introduction qui a eu pour but d’interroger la fonction des rites, les différents symboles qui peuvent s’y rencontrer et après avoir mis en avant les difficultés que nous avons à interpréter, on passera par une phase plus explicitante sur la fonction des rites. On pourra d’ailleurs commencer par demander aux élèves d’identifier dans notre société les différents rites (à ne pas confondre avec les rituels et les routines) qui la jalonnent.
Afin de ne pas entrer dans un cours d’anthropologie ou de sociologie faute de compétences, notre approche des fonctions du rite se fera à travers deux dimensions différentes rencontrées chez Joseph Campbell et Confucius.
Pour Campbell, que nous interprétons selon une approche identitaire et sociale, le rite a pour fonction de révéler au groupe ainsi qu’aux individus qui le composent leur identité et leur fonction au sein de ce groupe.
En ce qui concerne le philosophe chinois, c’est davantage dans la dimension pédagogique que la fonction du rite est à trouver. Pour Confucius, l’observation des rites (à comprendre comme respect de la pratique) trouve son intérêt dans l’habitude qu’ils installent à respecter l’ordre. Pensée chinoise oblige, la pensée confucéenne suppose un ordre des choses (la Voie) à respecter ainsi qu’un système de hiérarchie (seul l’amitié est une relation horizontale) à ne pas questionner.
Au sortir de ces deux présentations qui n’épuisent pas la fonction du rite, il pourra être intéressant d’interroger le recours à la ritualisation dans les pratiques communautaires et identitaires. De là, pour les plus motiver, on pourra problématiser la question de la nécessité du rite pour fédérer une identité à travers le temps et, ainsi, questionner la pertinence d’une perte de sens de nos sociétés modernes faute de rites établis et respectés.
Doc’utiles
Les cérémonies tribales de la naissance, de l’initiation, du mariage, des funérailles, de l’établissement social, etc., ont pour fonction d’élever au niveau des formes impersonnelles et classiques, les moments critiques et les actes importants de la vie de l’individu. Elles le révèlent à lui-même, non comme telle ou telle personne, mais comme guerrier, épouse, veuve, prêtre, chef, et, dans le même temps, est réanimé pour les autres de la communauté l’antique enseignement des étapes archétypes. Tous, selon leur rang et leur fonction, participent à la cérémonie. La société entière se montre à elle-même comme une unité vivante et impérissable. Les générations d’individus passent, telles les cellules anonymes d’un corps vivant ; mais la forme éternelle qui embrasse le supra-individuel, chacun se découvre mis en valeur, enrichi, soutenu et grandi.
JOSEPH CAMPBELL, Le héros aux mille et un visages, traduction H. Crès, Paris, J’ai Lu, 1949, p. 510.
Se comporter selon les rites, pratiquer, le plus exactement possible, toutes les prescriptions du rituel, cela nous habitue à l’ordre, à la discipline, cela cultive, sans que l’on en ait conscience, notre âme, cela nous éduque. « Ainsi, porter une tunique de chanvre et pousser des lamentations et des pleurs sert à rendre triste le cœur des hommes. » (Xun zi, XX, Traité sur la musique). Un rite en effet est une règle. Par conséquent, observer scrupuleusement les rites, c’est intégrer, au plus profond de soi, les valeurs d’ordre, de règle, de respect, c’est ordonner sa conduite. Confucius, amoureux de rites, reste un pédagogue dans l’âme, un pédagogue qui vise toujours le perfectionnement moral. À pratiquer les gestes de la vertu, on s’habitue à la vertu et on devient vertueux.
Michel Moioli, Apprendre à philosopher avec Confucius, Paris, Ellipses Édition Marketing,1949, 2011, pp. 81-82.
Que veut dire interpréter ?
Nous arrivons maintenant au cœur philosophique de notre séquence à savoir le concept d’interprétation. Concept assez complexe qui pourrait être abordé dans son rapport à la vérité, nous partirons, pour notre part sur la problématique de la « bonne » interprétation. C’est sous cet angle que nous avions entamer la réflexion sur les rites funéraires en demandant le sens qu’il pourrait avoir et en demandant aux élèves d’en donner une interprétation.
Pour donner corps à cet angle d’attaque, nous partons de la définition proposée par Hofstadter et Sander (indiqué par François Galichet dans son livre sur l’approche interprétative du philosopher) en veillant à en révéler les éléments fondamentaux pour mieux les interroger.
Ainsi, le caractère automatique, la notion de catégories familières ou encore la propension à nous orienter sont mis en avant pour montrer comment l’interprétation doit s’appréhender non pas selon une dimension purement subjective, mais plutôt comme un acte de traduction des événements dans des cadres et des structures dont nous ne maîtrisons pas tous les aspects. C’est en ce sens que l’on pourra revenir sur les différents rites funéraires et leurs interprétations afin de traquer les éléments de nos propres modes de pensée (rapport au corps, à l’âme, à la perte, etc.) qui ont influencé une interprétation plutôt qu’une autre.
Toujours en suivant cette conceptualisation de la notion d’interprétation, on pourra également interroger le sens d’une œuvre à interpréter en jouant à fond la carte de l’explicitation. Nous le faisons, par exemple, à travers le court-métrage Blind Eye où, au-delà de demander ce que les élèves en ont compris, nous leur demandons de proposer une interprétation du message des auteurs afin d’introduire une double réflexion : 1) Le sens donné à une œuvre par son créateur est-il le seul valable et/ou pertinent ? 2) Comment évaluer la pertinence d’une interprétation ?
C’est d’ailleurs cette deuxième question (plus fertile au niveau philosophique) que nous explorons à l’aide d’une analyse politique (de type marxiste) du Roi lion de Disney. Dans cette analyse, le vidéaste Bolchegeek propose une réflexion assez juste sur les rapports de pouvoir dans le dessin animé ce qui ne manque pas, au vu de son caractère très radical, de faire réagir les élèves qui trouvent généralement dans cette approche une suspicion de « surinterprétation » (occasion rêvée donc de poursuivre la conceptualisation en y ajoutant cette nouvelle dimension en regard du critère de pertinence).
Mais au-delà de cette analyse, c’est surtout le message de fin de vidéo qui permet d’ouvrir le débat sur la question de l’influence culturelle que peuvent avoir des œuvres de fiction sur nos représentations du monde… que ces influences soient conscientes ou non.
Doc’utiles
Que veut dire interpréter ? C’est le déclenchement automatique, l’évocation involontaire de certaines catégories familières qui, une fois réveillées de leur état somnolant, nous aident à nous orienter vis-à-vis de ce chaos.
Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander, L’analogie, cœur de la pensée, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 9.
Le très bon livre de François Galichet
En guise de conclusion
Pour donner une dimension contemporaine et concrète à la réflexion sur l’interprétation, nous proposons d’aborder frontalement plusieurs concepts qui sont malheureusement souvent très mal traités dans l’espace médiatique. Que ce soit de manière caricaturale ou en occultant volontairement certains angles morts de la problématique comme le caractère fluide de toute culture, les concepts d’appropriation culturelle et les problématiques liées aux prétendues normalisations d’oppressions à travers des costumes (qu’ils soient traditionnels ou à l’occasion d’événements mercantiles) offrent un terrain d’application idéal pour la réflexion développée tout au long de cette séquence.
Portant l’attention non plus sur des réactions épidermiques ou viscérales, mais plutôt sur la traduction de la problématique en termes d’interprétation (et de la légitimité à les traiter selon cet aspect) permet alors de donner du corps à une réflexion qui aura pour cœur d’éviter le relativisme « absolu » lui privilégiant l’établissement de critères et balises reconnus de toutes et tous (pertinence, surinterprétation ,etc.).
Doc’utiles
http://www.slate.fr/story/152795/etats-unis-deguisements-moana-soupconnes-racistes
Textes’utiles
Henri Gougaud Sur le conte et son utilité
J.R.R. Tolkien : La soupe des contes
Une définition du mythe de Jean Bottéro
La définition du mythe selon Claude Lévi-Strauss dans Apostrophe
Merciiiiiiiiii
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