3.2.4 La justice
Compétences visées
Problématiser le concept de justice.
Il s’agira essentiellement de brosser un portrait des différentes représentations et conceptions de la justice (institutionnelle, idéale, en tant que valeur, etc. ) et d’en montrer les dimensions opposées voire contradictoires.
Identifier différentes conceptions de la justice et justifier les raisons qui peuvent amener à privilégier l’une ou l’autre d’entre elle.
Il s’agira sur la base de ces différents éléments mis en avant d’être capable de les repérer et de porter un jugement évaluatif sur la pertinence de leur utilisation pour résoudre des problèmes.
En guise d’accroche
Dans l’optique de proposer une réflexion sur la justice, je commence généralement par mobiliser et faire intervenir la représentation qu’ont les élèves de la justice. Pour ce faire, j’utilise le podcast d’Arte : L’avocate du diable, dans lequel une avocate pénaliste (du côté de la défense) explique son travail et sa vision de la justice.
L’idée est de proposer aux élèves de l’écouter à domicile et de relever les éléments avec lesquels ils sont d’accord ou non, s’ils trouvent les propos choquants ou non et de dire en quoi la représentation de la justice de l’avocate correspond ou non à la leur. Le tout se fait sans trop de formalisme étant donné le caractère très clivant de l’interviewée et son franc parler.
Après un moment d’échange autour des représentations et des commentaires des uns et des autres, vient le temps de l’analyse du podcast à proprement parler. Car à bien y tendre l’oreille, on se rend compte que le propos de l’avocate évolue au fur et à mesure de son témoignage. Cette évolution n’est pas celle d’un changement de point de vue ou d’avis, mais bien un changement dans le traitement de ce qu’on appelle justice. Ainsi, si le cadre institutionnel est prédominant dans ce podcast, le recours à un interrogation sur le caractère juste de la justice prend de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que l’assurance et le côté « agaçant » de l’avocate-compétitrice laisse place à une colère sur le caractère toujours défavorable du traitement des accusés.
C’est en ce sens que ce podcast est idéal dans son rôle d’accroche choc car il invitera fortement les élèves à prendre position en réaction, réaction qui sera nuancée par une analyse plus minutieuse de ce qui est dit et qui introduit les grands éléments dont nous aurons besoins pour explorer et problématiser le concept de Justice.
Doc’utile
Le droit à la défense
Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques article 14, points 1 et 2.
De l’accroche à la découverte de balises
Partant de cette accroche, il nous est alors loisible de présenter différents aspects du concept de justice. Pour ce faire, on peut continuer l’analyse du document en veillant à identifier de « quelle justice » on parle en mettant en avant certaines punchlines du document.
Une fois ce travail de distinction effectué, on peut s’attaquer à traiter la complexité des intrications entre ces concepts et notions. On peut le faire de manière très concrète à travers le document vidéo sur le kanun en Albanie. Un travail d’explicitation et de construction des concepts sera nécessaire. Sans obligatoirement se référer à une distinction purement formelle ou académique, on pourra construire avec les élèves des balises qui permettent de ne plus confondre les termes proches dans le champs sémantique de la justice. Ainsi, on pourra « mettre à l’épreuve » cette grille d’analyse conceptuelle en observant si elle permet de bien comprendre ce qu’il se passe dans les montagnes du nord de l’Albanie.
Une autre approche, plus classique et complémentaire, consistera à donner du corps à la réflexion sur l’accroche au moyen de textes et de précisions sémantiques. A ce titre, le texte de Philippe Fontaine est très éclairant (pour le professeur et demandera un brin de vulgarisation) et balise assez bien la réflexion. On pense également à Pascal et à sa courte, mais très dense, exposition du problème de la justice.
Doc’utiles
[…] trois caractéristiques contribuent à définir le droit. Il s’agit d’abord, d’un ensemble de règles constituant une législation extérieure, à savoir des lois qui ne s’appliquent qu’à la sphère de l’action des individus. Elles impliquent l’imposition de limites à l’agir humain afin de rendre possible la constitution d’une communauté. Ensuite, il s’agit d’une législation commune au sens où elle est valide et applicable à l’ensemble des individus, sans exception. Enfin, le droit se réfère à un pouvoir coercitif, susceptible d’imposer sa juridiction et de délivrer des sanctions en cas de transgression de la juridiction prescrite. En ce sens, cette législation extérieure commune et coercitive doit s’affirmer comme une condition de possibilité de la vie en commun.
ADELINO BRAZ, La philosophie du droit, Paris, Ellipses Édition Marketing, 2015, p. 12.
Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
PASCAL, Pensées (1670), édition L. Brunschwicg, fragment 294.
Problématisation et mise en perspective
En y regardant de près, surtout à l’aune du texte de Fontaine, les différents documents abordés et le travail de conceptualisation effectué recèlent déjà l’acte de problématisation du concept de justice. Ainsi, les balises placées, il s’agit à mon sens de faire pivoter le travail sur son axe interprétatif. Autrement dit, une fois le cadre d’analyse et les problèmes inhérents posés, l’intérêt de l’approche philosophique problématisante réside dans la confrontation des points de vue et du poids que nous donnons aux différents aspects de la justice. C’est d’ailleurs le sens de la deuxième compétence qui demande un travail de justification, travail qui ne peut être une forme d’adéquation puisque, en matière de justice, les frontières sont tout sauf hermétiques. Ainsi, il me semble que demander de justifier des raisons de préférence d’un choix dans le cadre de la justice sous-entend une entreprise d’interprétation qui ne dit pas son nom. De la sorte, il me semble plus judicieux de travailler la réflexion sur la pertinence d’interprétations qu’une éventuelle justification raisonnable. Ou pour le dire plus simplement, la justification des raisons supposant une résolution des conflits entre plusieurs interprétations sur la portée des différents sens du mots justice, il vaut mieux travailler ces interprétations plutôt que de se les voir imposer.
Pour ce faire, il me parait indispensable d’aborder la question de l’équité selon Aristote en précisant le caractère vertueux, le « moins que son dû » pour faire émerger les conflits qui peuvent apparaître entre égalité et équité, avoir la possibilité de bénéficier d’un droit et bénéficier d’un droit parce qu’on en a la possibilité (sans nécessité), etc. Dans le cas d’Aristote, c’est le caractère vertueux de l’équitable qui permet à la fois d’interroger la relation entre justice, droit et morale (on peut y ajouter la distinction entre juspositivisme et jusnaturalisme), mais aussi de permettre une « internationalisation » de la question à travers les thématiques du commerce équitable, de la juste rétribution et des inégalités dans le monde (pour sortir un peu du carcan juridique).
Doc’utile
L’équité et l’équitable chez Aristote
Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas particuliers pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Là où, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités mais où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu mais seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et n’est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits.
On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que l’équitable est juste et qu’il est supérieur à une certaine sorte de juste. De là résulte nettement aussi la nature de l’homme équitable : celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables et ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu’il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable, et cette disposition est l’équité, qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition entièrement distincte.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, V, 14. L’équité et l’équitable, traduction Tricot (revue), Paris, Vrin.
Approche interprétative
Une autre manière d’aborder le concept de justice consiste à travailler ce que François Galichet nomme l’approche interprétative du philosopher. S’il est habituel pour le didacticien de travailler à partir de photolangages en début de dispositif, on peut aisément recourir à l’image en fin de ce dernier.
Dans ce cas-ci, au lieu d’utiliser diverses représentations de la justice dans le but d’en dégager des caractéristiques et des attributs, on proposera une image dévoyée de la justice afin d’interpréter les marqueurs de ce dévoiement. Il s’agira alors de faire intervenir les caractéristiques et autres éléments soulevés lors de la réflexion tout au long de la séquence comme outils d’analyse et d’interprétation de la gravure de Lynd Ward.


Au cas où l’on voudrait donner une dimension plus « concrète » et en phase avec l’actualité, on peut également faire le lien avec les revendications policières en France qui, à l’occasion d’une « manifestation contre les violences faites aux policiers », ont posé la problématique comme une opposition entre police et justice… ce qui n’est pas sans danger ni interrogation.