Raviver la notion de nature, c’est rappeler à tout être humain, quel(le) qu’elle ou il soit, sa nature mixte, humaine et « animale », non pas pour le réduire à l’animal, pas plus que pour assimiler l’animal à l’humain, mais plutôt pour mieux apprécier sa spécificité propre. Celle-ci se donne à voir dans sa double condition qui consiste à naître dans un corps que l’on ne choisit pas – tantôt en le subissant (dans la maladie, l’accident, les caractéristiques non désirables…), tantôt en ne jouissant (dans la santé, l’épanouissement physique, les plaisirs des sens…) – et à s’efforcer de déterminer le cours de sa vie grâce à ses facultés de désir, de socialisation, de réflexion et de choix.
Il va sans dire qu’il ne fait pas sens d’évoquer la libre détermination de sa vie tant que les conditions nécessaires pour une telle démarche ne sont pas réunies. Comme nous le rappelle l’approche des capabilités développée notamment par Amartya Sen et Martha Nussbaum, le libre choix présuppose que nous puissions disposer de notre corps, de notre raison et de notre environnement d’une manière minimalement efficace. C’est dans une certaine mesure ce que visait Aristote lorsqu’il évoquait l’« équipement » nécessaire pour être vertueux : si on ne dispose pas d’un minimum de propriété, il est impossible de se montrer généreux. […]
Si nous pensons que la question de la « nature » conserve encore aujourd’hui sa pertinence, c’est non seulement parce qu’elle permet de rendre compte de la réalité avec laquelle l’être humain est, plus ou moins consciemment, en prise. C’est aussi parce qu’elle permettait, à condition de la comprendre comme horizon, de mieux apprécier la démarche qui consiste à viser des finalités que l’on se donne, démarche centrale pour l’éthique du libre choix que cet ouvrage s’efforcera d’esquisser. En effet, pour se réconcilier avec sa nature « animale », il est indispensable de reconnaître la part d’immaîtrisable dans son destin biologique et physique. Cependant, cela ne revient pas, nous le verrons, à rejeter toute démarche pour devenir autonome par rapport à ce dernier au moyen de la technique. Au contraire, il s’agit de fournir un cadre pour l’utilisation à bon escient de la technique.
Or, penser la nature comme une donnée fixe et nécessaire, c’est bien souvent renfermer les individus dans un destin, les privant d’horizon possible. C’est ainsi à juste titre que l’autorité d’un certain discours naturalisant sur les rôles sexués dans la sphère privée a pu être remise en cause notamment par les féminismes de la deuxième vague. Il s’agissait de penser la dissociation entre capacités biologiques spécifiques à la femme et destinées individuelles, par exemple en défendant l’idée selon laquelle le fait de pouvoir devenir mère n’induit pas l’obligation ou la fatalité de devenir mère. La contraception et l’IVG étaient considérées comme des moyens d’approprier son destin biologique pour le ramener dans la sphère du choix, pour le maîtriser.
Certes, le corps a toujours été l’objet de tentatives de maîtrise, à travers les arts « gymnastique », « diététique » ou encore médical. Mais il reste que la maîtrise de la procréation – c’est-à-dire à la fois les connaissances liées aux processus procréatifs et l’ensemble de techniques permettant de faire de la procréation un choix délibéré – représente un tournant historique majeur du point de vue de la notion de « nature ». Au fur et à mesure des progrès de la technique, le versant contraignant de la « nature » semble s’étioler ; la technique ouvre des possibilités et des horizons nouveaux dans de nombreux domaines touchant la sexualité, de la prévention de la grossesse à la réassignation du genre en passant par les traitements de l’infertilité. Les progrès de la technique semblent ainsi confirmer ce que suggère tout un pan de la philosophie moderne, à savoir que la catégorie même de « nature » ne servait qu’à dissimuler, sous couvert d’objectivité sinon de scientificité, des doctrines normatives. SI la nature elle-même peut être contrainte, façonnée, fabriquée, qu’en reste-t-il ?
Crystal CORDELL PARIS, Pourquoi encore le féminisme ? Pour une éthique du libre choix, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 66-68.