Lors de la création du cours de philosophie et citoyenneté, il a été demandé à plusieurs intervenants répartis en groupes d’élaborer l’architecture d’un cours dont le suivi s’étalerait sur douze années d’enseignement obligatoire. Au-delà de la tâche immense demandée c’est surtout le temps accordé, un peu moins d’une année, qui impose une forme de respect vis-à-vis du travail accompli. Néanmoins, il faut le reconnaître, malgré toute l’ingéniosité de ses concepteurs, tant le référentiel que le programme ne sont pas exempts de répétitions, de formulations parfois identiques d’une section à l’autre et autres approximations qui empêchent d’appréhender clairement les attentes du cours. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Partant de ce constat, cette série d’articles se propose de revenir sur les savoir-faire et les compétences propres au cours (et à la philosophie) dans une optique de clarification des gestes posés en fonction du contenu demandé. Il ne sera pas ici question des contenus précis abordés dans leur spécificité, mais bien de s’attarder à développer une présentation des grands gestes de la philosophie. Ce sera également l’occasion de proposer une construction toute personnelle du séquençage du travail de ces savoir-faire à partir du deuxième degré.
L’origine de la difficulté
Élaboré autour d’unités d’acquis d’apprentissage comme c’est le cas dans d’autres cours, le programme du deuxième et troisième degré de cpc demande aux professeurs d’élaborer des séquences au bout desquelles une évaluation permettra d’établir la maîtrise ou non des compétences. Si le temps en classe peut laisser dubitatif quant à la possibilité de réaliser une séquence entière avec son lot d’évaluations formatives menant à une évaluation certificative qui éclaire l’aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches, la notion de compétence est centrale (bon gré mal gré) dans l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Selon donc cette répartition en U.A.A. la formation en philosophie et citoyenneté se séquence par des blocs qui traitent chacun un ensemble de compétences.
On remarque tout de suite la première difficulté qui consiste à faire coïncider le temps court d’une unité d’acquis d’apprentissage avec un développement long à savoir celui de la pratique philosophique. Toutefois, ce problème sera vite résolu pour peu qu’on le renvoie à une contrainte administrative dont la rigidité peut être facilement contrée par une approche qui consiste à jouer sur les mots. Ce revers de la main implique cependant d’être sûr de soi, d’être déjà en place et il est peu probable que le jeune enseignant fraîchement diplômé se sente à l’aise avec des attitudes radicales qui consistent à s’opposer au carcan d’une pratique et d’un métier qu’il maîtrise encore mal.
De plus, cette difficulté est malheureusement exacerbée par une mauvaise répartition des compétences et des savoir-faire demandés par le référentiel. Je m’explique. Pour peu que l’on aime perdre son temps à compter les occurrences des verbes opératoires dans la formulation des compétences et les occurrences de chaque savoir-faire, on se rend vite compte que la compétence « problématiser » apparaît de manière disproportionnée au troisième degré, que les formulations sont assez pauvres et peu précisent, que des compétences n’apparaissent qu’une fois de toute la scolarité de l’élève, bref que le référentiel est une somme d’îlots plutôt qu’un tout organique. Encore une fois, les conditions d’élaboration n’étaient pas optimales, mais à la lecture de ce référentiel on sent parfaitement qu’à aucun moment la question de la finalité de l’apprentissage et de la manière de l’évaluer n’a été le fer de lance de la réflexion.
Si l’on voit bien la trace d’une approche philosophique des enjeux de société, si on comprend la volonté de plonger l’élève dans une réflexion qui porte sur son environnement proche, il apparaît clairement qu’aucun pédagogue en philosophie n’a voulu imposer une ligne directrice forte qui tracerait les limites des gestes développés tout au long du cursus de l’élève. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Faute d’un contenu strict et déterminé imposant des passages obligés (comme par exemple tel texte de l’histoire de la philosophie), le référentiel repose sur les gestes et pratiques (savoir-faire) qui articulent des savoirs choisis par le professeur. Or, le problème tient en ce que ces gestes ne sont pas correctement formulés rendant la projection du professeur assez difficile.
Prenons un exemple
Soit les compétences de l’U.A.A. 3.1.1 Vérité et pouvoir à savoir: « Problématiser le concept de vérité et questionner les rapports entre vérité et pouvoirs »et les savoir-faire développés au cours de cette U.A.A. : « Lire, comprendre et analyser un texte philosophique, Questionner, Conceptualiser et Problématiser » (Spolier alerte : ils se retrouvent dans presque toutes les U.A.A).
Immédiatement on remarque un problème. Il est demandé au professeur une problématisation à partir d’un concept alors que cette opération est le plus souvent abordée à travers un questionnement. On pourrait se dire qu’il suffit de commencer par questionner le rapport entre vérité et pouvoir pour ensuite problématiser le concept de vérité. Mais en même temps, la fiche outil qui concerne la problématisation présente dans le référentiel ne fait mention que des problématisations à partir de questionnements.
Il me semble ici que le problème apparaît du fait qu’on convoque deux savoir-faire proches sur deux objets différents à savoir : questionner un rapport et problématiser un concept. Je dirai même que le véritable problème est d’avoir inscrit une problématisation de concept comme compétence pour des élèves qui ont une heure de philosophie par semaine. Tout le monde n’est pas Deleuze et montrer le passage de l’abécédaire n’a rien d’une entreprise de problématisation. Les classes (comme les amphithéâtres) sont remplis de gentils élèves qui savent parfaitement bloquer par cœur sans nécessairement comprendre ce qu’ils bloquent. Je le dis, à mon sens, problématiser un concept est une opération de bachelier en philosophie et non d’élève du secondaire avec un tel volume horaire car il demande un bagage culturel et historique propre à la discipline pour mettre en lumière l’aspect proprement problématique de l’élaboration du concept de vérité et de ses enjeux à travers l’histoire et, plus particulièrement dans le traitement que lui ont fait subir des philosophes comme Deleuze, Foucault ou Derrida.
Pour ne pas en rester au constat et proposer des solutions, il me semble alors beaucoup plus simple, en termes de construction et d’observation, de placer la conceptualisation comme avoir-faire principal et, de là, ouvrir une problématisation sur le rapport entre vérité et pouvoir.
Maintenant reformulées, nous aurions les compétences suivantes : 1) Traiter un ou plusieurs domaines de la notion de vérité dans un processus de conceptualisation. 2) A partir du concept ainsi établi, problématiser le rapport que peut entretenir la vérité avec le pouvoir. Si cette formulation semble un peu plus « pompeuse », on voit immédiatement où elle mène sans pour autant contraindre le professeur. Elle est chronologiquement organisée et les gestes demandés sont distinguables. On demande en premier un travail de traitement sur un des concepts les plus compliqués de l’histoire de la philosophie. Traitement dont la taille sera limitée par le nombre d’apports afin d’être utilisé dans une problématisation qui approfondira et utilisera cette conceptualisation dans une optique qui peut être purement abstraite et théorique ou même politique. Et si l’on en a besoin, il est même possible de proposer l’une ou l’autre formulation de questionnement qui permet de déployer ces optiques comme, par exemple, la question : Le pouvoir est-il créateur de vérité ?
Un début de résolution ?
On pourrait n’y voir que pinaillage de ma part si les professeurs n’éprouvaient pas des difficultés à comprendre et imaginer comment développer ces compétences. Difficultés qu’il me semble repérer dans l’absence totale de précision des savoir-faire et à laquelle la solution relativiste consiste à minorer, comme c’est souvent le cas dans ce cours, l’utilité d’une uniformisation des pratiques. Ainsi, pour certains, il suffira de repérer les préjugés de la question pour problématiser là où d’autres demanderont des constructions complexes et exigeantes. Mais au-delà de cette volonté qui m’anime de partager un minimum commun avec l’ensemble de mes collègues d’où qu’ils viennent, c’est davantage la difficulté toujours plus croissante d’amener les élèves à devenir autotélique qui guide cette réflexion.
C’est une idée habituelle héritée de la fameuse définition en négatif dont je parle dans cet article : la valeur intrinsèque du cours suffirait à susciter une motivation et une appétence propre qui ne nécessite aucune intervention motivationnelle extérieure. Si cette idée part d’un constat assez juste et prouvé concernant la valeur de la motivation intrinsèque – comme le disent Edward L. Deci et Richard Flaste : il semble assez clair que l’apprentissage est meilleur lorsqu’il est guidé par la motivation intrinsèque plutôt que par des contrôles externes [1] – rien ne prouve que c’est la nature de l’apprentissage ou des objets sur lesquelles il se porte qui est l’origine de cette motivation intrinsèque. Les choses sont plus subtiles et il me semble qu’au lieu de s’effrayer (comme je le fais moi-même) de la propension qu’ont les élèves à chercher des motivations dans le temps court ou dans des récompenses extrinsèques, on aurait beaucoup à apprendre de ce qui se passe du côté du jeu vidéo. Ce médium et les éléments qui le composent se sont imposé de manière fulgurante grâce à leur faculté à mettre en place des récompenses extrinsèques et, à travers la maîtrise du gameplay, à générer de la motivation intrinsèque. Il n’y a qu’à regarder tous ces jeunes qui peuvent retenir un nombre incroyable d’opérations et d’appariements pour atteindre un but dans un jeu vidéo. J’y vois la preuve que cette prouesse ne doit rien au hasard ou à la volonté irréductible de chaque l’individu [2].
Sans disserter ici du caractère inutilement utile de la philosophie, j’avoue être inquiet de ne voir nulle part une dimension progressive dans l’élaboration du cours de philosophie et citoyenneté qui, à mon sens, pourrait alimenter cette motivation intrinsèque. Comme si, dans cette discipline particulière, on considérait comme normale l’absence même de progressivité qui a pour conséquence qu’un élève de troisième soit amené à travailler exactement comme un élève de rhéto. C’est là, il me semble, un impensé de notre discipline : pourquoi l’apprentissage n’est-il pas envisagé de manière progressive en assumant une série d’éléments simples et nécessaires à des tâches plus complexes ? Je ne parle pas des prérequis du socle de compétences, mais bien de gestes particuliers, de notions fondamentales aussi nécessaires qu’une opération mathématique. Qu’est-ce qui empêche de considérer qu’une connaissance comme la distinction entre le normatif et le descriptif soit aussi importante que la règle qui veut que moins par moins vaut plus ?
Longtemps j’ai pensé qu’il s’agissait là d’un manque de volonté de la part du corps enseignant. Et puis, à la réflexion, comme je l’ai énoncé ci-dessus, je pense de plus en plus que c’est la structure même du programme qui rend cette progressivité difficile puisqu’elle répartit en U.A.A des éléments qui doivent être travaillés sur un temps long et, en même temps, elle ne cesse de faire intervenir les mêmes thématiques (État, liberté, engagement, normes,…) sans en préciser véritablement l’approche. On se retrouve alors face à des enseignants qui se demandent où ils peuvent caser leur thématique et la manière avec laquelle ils aiment aborder leurs concepts de prédilections plutôt que de les voir aborder les U.A.A. en se demandant quelle est la particularité de cette dernière dans une ensemble qui veut traiter un nombre ambitieux de questions et de problématiques sous des angles différents et complémentaires. Car si chaque U.A.A propose un nombre incroyablement large de notions, la finalité restant floue, on ne saisit pas vraiment l’essentiel de l’accessoire.
Alors que faire ?
La solution semble évidente, il faut poursuivre le travail qui n’a pas pu être fait faute du temps indispensable à la précision. Ainsi, c’est un véritable travail de redéfinition des savoir-faire et des compétences, de leur hiérarchisation pédagogique et de leurs limites qu’il faut entamer. C’est ce que proposera cette série d’articles qui commencera par la fin à savoir l’habileté que je considère comme la plus complexe et l’horizon que je vise avec mes élèves de rhéto : problématiser.
[1] Edward L. DECI, Richard FLASTE, Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons, Motivation, auto-détermination et autonomie, traduction Tiphaine Huyghebaert et Nicolas Gillet, Malakoff, Interéditions, 2018, p. 65.
[2] A ce sujet je conseille l’excellente vidéo des vidéastes Game next door Comment les jeux nous récompensent-ils ?