Réflexion sur le besoin d’harmonisation en CPC

Qu’est-ce que la philosophie ?

Une des premières difficultés à laquelle se heurte tout professeur de philosophie, ou tout professeur qui enseigne la philosophie à l’occasion de son cours, est paradoxalement de définir de manière claire et simple ce qu’est la philosophie. Cette difficulté tient essentiellement à la profonde ambiguïté dans le traitement médiatique de la philosophie et à son enseignement en francophonie.

D’un côté, la philosophie semble être ce réservoir de contenus historiquement et culturellement déterminés vis-à-vis desquels il est bon de montrer, sinon la maîtrise, du moins la connaissance minimale. Ainsi, navigant de citations en schémas récapitulatifs, l’apprenant en philosophie se repère et s’accroche aux bouées et autres balises plus ou moins institutionnalisées qui jalonnent son parcours initiatique.

De l’autre, l’essence de la philosophie apparaît dans une multitude de gestes qui, partant de l’expérience réelle ou fictive de l’apprenant, révéleraient la nature profonde de la philosophie à savoir l’émergence d’objets dont l’enjeu et l’intérêt principal est moins leur création que le processus qui a mené à cette création. C’est l’apprenant agissant qui est le point central de la démarche philosophique (et démocratique). On parle alors de pratique philosophique (ou de philosopher).

Une troisième voie, plus populaire, participe également à cette divergence d’approches et consiste à présenter non pas la philosophie, mais les philosophies. Si l’on peut caricaturalement résumer la première voie comme attachée à l’objet (contenu), la deuxième au geste (pratique), cette troisième voie placerait en son centre un objectif et l’intention de l’atteindre. On retrouve les fameuses philosophies de vie qui permettent d’aborder l’existence et le sens de la vie. Que ce soit à travers des systèmes religieux (où même les plus dogmatiques et liberticides pourraient être considérés comme philosophie puisqu’ils partent d’une vision non-égocentrée de la vie humaine), des formules de bonheur avec un penseur de l’Antiquité, du génie de Spinoza ou bien de faire la fête avec Kant (on évitera tout de même d’inviter Cioran), cette troisième voie, qui place une forme de spiritualité au cœur de son propos, est éminemment portée sur la part « sagesse » de l’étymologie du mot philosophie.

S’il ne s’agit pas de distribuer ici les bons et les mauvais points aux différentes approches que nous venons de présenter caricaturalement (quelle légitimité avons-nous d’ailleurs à le faire ?), force est de constater qu’elles se revendiquent toutes de la discipline philosophique et pourraient, jusqu’à un certain point, paraître totalement étrangères les unes aux autres. D’un point de vue médiatique, par exemple, il semble impensable qu’un intervenant présenté comme philosophe ne puisse donner le change lors d’une conversation concernant l’un ou l’autre des grands standards de l’histoire de la philosophie occidentale. Et pourtant, à bien y regarder, on ne peut douter de la « capacité à philosopher » d’une personne rompue à l’exercice de la conceptualisation, de la problématisation, capable de comprendre la structure complexe d’un texte philosophique, mais qui n’a aucune connaissance du doute hyperbolique de Descartes et de sa subtile nuance avec la fondation du cogito façon malin génie.

L’enseignement face à ces voies

Longtemps la coexistence de ces trois principales voies de la philosophie nous a questionnés en ce qu’elles proposaient des manières assez différentes d’aborder notre pratique professionnelle. Ce n’est pas tant leur légitimité à revendiquer le caractère philosophique qui nous interpellait, mais bien plutôt ce qu’elles proposaient comme cadre d’apprentissage à l’enseignant en recherche de gestes et d’outils professionnels que nous sommes toujours. Mais en plus de ces différences pour faire de la philosophie, une autre difficulté est venue s’ajouter à l’équation.

En effet, la diversité des profils et des diplômes constitutive de l’identité des enseignants de philosophie et citoyenneté en tant que groupe a eu tendance à rendre assez difficile la clarification de ce qu’est l’enseignement de la philosophie, et plus précisément en Fédération Wallonie-Bruxelles. Bien sûr, on peut se demander, en bon philosophe autodidacte, en quoi il faudrait nécessairement une identité commune aux professeurs. La raison nous paraît évidente : cette identité commune est le meilleur moyen d’éviter une forme d’isolement du professeur dans un cours où la liberté pédagogique est assez grande. Définir une identité positive c’est s’assurer que chaque professeur de philosophie rencontre une altérité qui le mettra en face de sa propre pratique professionnelle. Aujourd’hui, dans une même école vous pouvez passer d’un professeur qui fait de l’histoire de la philosophie pure et dure à un qui n’aborde aucun philosophe et parle essentiellement de problèmes métaphysiques ou moraux et, au détour d’un changement de classe en début d’année, passer par un cours où c’est tous les jours débats sur des thèmes le plus souvent politiques. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ont tort de travailler comme ils le font, mais l’élève qui passe de l’un à l’autre change littéralement d’option si un minimum de commun n’est pas instauré. Encore une fois on pourra nous dire que l’école est aussi le lieu des rencontres et que c’est là la richesse du cours…la rencontre avec un professeur. Nous répondrons simplement que malgré toute l’estime que nous avons pour nous-même, nous n’avons pas la prétention d’être suffisamment vertueux pour éviter les pièges des convictions trompeuses qui naissent de l’absence de regard extérieur… alors le supposer de tous les professeurs qui enseignent la philosophie… ce nous semble être une affirmation politique plutôt que pédagogique.

D’ailleurs, cette aspiration se rencontre à chaque fois qu’une attaque est proférée contre le cours ou qu’un de ses représentants se sent offensé. Il a alors tendance à en donner une définition de son cours comme, par exemple : on fait ce que ne font pas les autres cours. C’est d’ailleurs l’origine de la revendication d’un plus gros volume horaire dans la grille des élèves : on ne fait tellement pas comme les autres qu’on a besoin de plus de temps pour ne pas faire comme eux. Si le lecteur investi peut se sentir offensé par nos propos, nous l’invitons à ne pas y voir une provocation gratuite et à chercher autour de lui ou dans les défenses qu’il a sûrement lui-même érigées la marque d’autre chose qu’une spécificité en négatif ou de la mise en avant de concepts assez creux, parce que trop larges, tels que l’esprit critique, le vivre ensemble, le sens de la vie ou parler de ce que sont les élèves et de ce qu’ils ne peuvent pas parler ailleurs. Quelle est la spécificité complémentaire d’un cours de philosophie, voilà comment, il nous semble, devrait se poser la question. Se poser la question et tenter d’y répondre non pas par une formule magique d’appel du vide à remplir, mais bien en se demandant quelle spécificité un cours, aussi petit soit-il, apporte à la formation générale des élèves. Le risque d’une telle question, et c’est là le courage que nous devons avoir, est de nous rendre compte que nombre d’éléments et de pratiques que nous pensions être les seuls à faire sont, en fait, également abordés par les autres cours. Bien sûr, on pourra se réfugier dans l’idée que c’est une bonne chose de revoir des choses déjà vues, encore faut-il être sûr de la version vue…

Ainsi, c’est bien le cadre flou dans lequel évoluent les professeurs dont l’appétence et l’intérêt peuvent varier d’une voie à l’autre qui ne permet pas une harmonisation des pratiques et implique le dénominateur commun du « je ne fais pas comme les autres » sans nécessairement avoir jamais ouvert un programme du collègue ou lui avoir demandé une grille d’évaluation d’un avis argumenté ou d’un jugement de goût. Alors que faire ? Laisser chacun être le souverain d’un fief quitte à ne pas parler la même langue que le royaume voisin ? Forcer tout le monde à aller se conformer au même moule ? Mettre en concurrence des professeurs sur leur connaissance de l’histoire de la philosophie ou jouer à qui qui anime le mieux ou construit de « belles personnes » ? Autant de questions auxquelles se gardent bien de répondre celles et ceux qui tentent de parler au nom des professeurs de philosophie et qui finissent par ne les réduire qu’à des conditions de travail assez compliquées il est vrai.

Proposition d’harmonisation

C’est dans ce contexte complexe qu’il nous semble l’obligation de reconnaître l’impossibilité d’harmoniser les pratiques sur un temps court. Peut-être, par une uniformisation des formations en Haute école et à l’université, la prochaine génération de professeurs de philosophie sera plus à même d’échanger, de regarder avec bienveillance et pertinence le travail de l’autre dans un but d’amélioration et sans peur de mal juger ou d’être jugé. Mais ce temps long n’étant pas le notre, voici notre proposition après cette très longue introduction.

Considérant la philosophie comme une pratique réflexive basée sur des gestes propres issus d’une histoire longue où aucun véritable changement de paradigme (au sens de Khun) n’a révoqué la totalité de systèmes et de penseurs, il nous semble que c’est la manière d’observer, d’appréhender et d’évaluer des objets qui fait le dénominateur commun de toute entreprise philosophique. Partant de la dimension pédagogique, les critères permettent de dessiner une identité propre qui n’abandonnerait ni cette liberté pédagogique ni cette dimension réflexive propre à la discipline.

Parce que nous sommes enseignants et parce que ce sont des éléments qui débordent aussi le cadre professionnel, il nous semble que le critère, entendu comme critère d’évaluation, est le moyen le plus efficace de traiter de cette spécificité tout en l’expliquant à celles et ceux qui sont les premiers concernés, à savoir les apprenants en philosophie. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander : que veut dire être pertinent dans un cadre de recherche ouvert ? Derrière cette anodine question se trouve en réalité l’enjeu de la problématisation philosophique qui, construisant une pensée cohérente (vis-à-vis d’elle-même) et rigoureuse (adéquate aux éléments déterminés et reconnus comme tels), ne cesse d’interroger la légitimité et la vérité des découvertes qu’elle est en train de faire en observant les outils qui permettent de déterminer que ce sont bien des découvertes et des vérités.

Pour conclure cette première réflexion et dans un souci de précision, il nous faut indiquer que l’évaluation dont il est question n’est en rien liée à la cotation scolaire. Par évaluation, il faut davantage entendre ici un certain regard, une certaine mise à distance et une certaine méthode de traitement des objets soumis à la réflexion. Évaluer selon des critères communs ne suppose donc pas un canevas imposé de l’extérieur mais suppose la détermination de balises qui seront des véritables postes d’observation de la pensée en train de se réaliser. Postes d’observation accessibles tant au professeur qu’aux élèves.

En soi, il n’y a rien de neuf dans notre proposition, elle est d’ailleurs sous-tendue tant par les nouvelles pratiques du philosopher que par l’étude des concepts et des penseurs de l’histoire de la philosophie. Toutefois, et c’est là nous semble-t-il non pas l’originalité, mais plutôt le caractère potentiellement fertile de notre approche, l’explicitation des critères à travers des moments d’évaluation de ce qui est en train d’être dit ou a été dit correspond au cœur de l’acte de philosopher qui suppose essentiellement le fait de s’observer penser. Il reste alors à définir comment on harmonise les bases et les attitudes… vaste programme.

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