Le précédent article consacré à l’évaluation se terminait sur mon intime conviction de l’efficacité des questions fermées à révéler pour partie une ou des raisons de l’incompréhension de l’apprenant. Pour être plus précis, il s ‘agirait davantage de montrer en quoi une évaluation fermée permet d’éclairer des manquements dans le processus de compréhension. Si le mot comprendre est au cœur de l’enseignement et des jugements évaluatifs portés sur le travail des élèves, il est notable que la compréhension (comme d’autres concepts clés de la pédagogie) n’est pas toujours définie de manière claire par le professeur que ce soit dans son interaction avec les élèves ou lors des conseils de classe. Généralement, la sentence tombe : « cet élève ne comprend pas grand-chose » … mais qu’entend-on par là ?
Les évaluations à questions fermées permettent d’établir une cartographie minimale qui rend possible l’observation de la saisie par l’élève des éléments essentiels. Bien qu’elles ne s’y réduisent pas, elles permettent également un travail de contrôle sur l’adéquation et la conformité de la préparation en amont du travail demandé. C’est là généralement une critique que l’on peut faire, et on aura raison, ce type d’évaluation a une haute valeur performative et semble suivre une logique de performance : être capable de répondre à des procédures strictes sans les remettre en question. Si la dimension politique de ces remarques doit être au cœur d’une réflexion sur l’enseignement et la pédagogie, voire même sur la société de normes pour reprendre les mots de Roland Gori dans sa Fabrique des imposteurs, il me semble fondamentale de mettre un moment cette critique entre parenthèses afin de se permettre de poser la question de la construction de la compréhension. Autrement dit, partant du principe que personne ne refusera de considérer que toute compréhension commence par une forme d’appréhension des objets, on peut tenter de décrire les processus du passage d’une appréhension à une compréhension qui, elle-même, sera débattue dans un dialogue. On pourrait alors rétorquer que l’appréhension de ces objets serait déjà « contaminante » et orientée dans la construction de la compréhension. Toutefois cette suspicion légitime n’empêche pas de saisir ce geste avant de se demander ce qu’il sert ou qui il sert.
Pour bien distinguer les différents processus progressifs d’une compréhension, je distinguerai trois actions différentes (qui correspondent aux types d’évaluations proposés dans cette série d’articles) à savoir : appréhender, comprendre, utiliser. Précisons d’emblée la présence d’une homonymie de l’étape (comprendre) et du processus globalisant (la compréhension) tient à l’objet auxquels ils se rapportent. Ainsi, comme nous le verrons, comprendre est un certain rapport de pertinence en regard d’objets potentiels là où la compréhension désignera une capacité empruntant à l’acte « comprendre » et auquel s’ajoutera un rapport de cohérence dans une proposition de création fertile et « originale ». Cette forme de la compréhension sera abordée dans le prochain article à travers l’évaluation ouverte.
Appréhender
Appréhender c’est saisir. Et comme nous sommes dans des opérations de l’esprit, on dira : appréhender c’est saisir par la pensée. Cette saisie doit se comprendre dans son caractère minimal à savoir une forme de réception de l’objet et de son contexte selon un examen qui est celui de la description plus ou moins fine. La description dont il est question comprend l’idée de l’objet « en lui-même », c’est -à-dire l’objet compris comme valant comme donné selon des caractéristiques propres : tel concept chez tel auteur, ou la différence deux conceptions d’une même notion chez deux auteurs, une situation de la vie de tous les jours qui recèle une spécificité qui appelle plus que le simple constat etc.
Ici, la présentation de l’objet à l’apprenant définit les contours de ce qui devra être saisi. Si nous nous plaçons du point de vue selon lequel il n’existe pas d’objets philosophiques mais seulement des approches philosophiques, nous constatons que l’appréhension n’est pas une compétence philosophique. C’est une compétence transversale au sens où la lecture peut l’être pour tous les cours.
Toutefois, et c’est là une spécificité du cours de philosophie et citoyenneté, appréhender demande une attention particulière qui seule permet la mise en avant d’éléments constitutifs des étapes suivantes du processus de compréhension (comprendre et utiliser). Parce que son enseignement ne peut jamais se réduire à une approche formelle, l’approche philosophique suppose une appréhension précise des objets analysés qui permettra le véritable développement d’une pensée réflexive, c’est-à-dire une pensée qui enquête tout en se regardant et s’évaluant enquêter.
En somme, l’appréhension est une étape nécessaire dont l’évaluation permet de s’assurer qu’aucune valeur n’a été donnée par l’apprenant à des éléments mal saisis ou qui ne rendent pas pertinente la suite de la réflexion.
C’est sur ce point qu’on pourra reprocher une certaine contamination. L’objet étant toujours déjà présenté dans un contexte donné, ce contexte pourrait être remis en question. Ainsi, on pourrait se demander en quoi la couleur du triangle n’aurait pas d’importance dans son appréhension. Si le caractère absurde de cette remarque ne fait aucun doute dans un contexte mathématique, le contexte philosophique ne semble pas pouvoir permettre d’échapper à cette problématique de la légitimation première des choix et manières d’aborder l’objet. Après tout, en philosophie, on peut toujours tout questionner. Pour limiter le caractère ankylosant de cette critique, nous devons garder à l’esprit que l’appréhension n’est qu’une étape temporaire d’un processus dont l’essence est la réflexivité, c’est-à-dire l’entreprise de légitimation des explorations à partir d’objets et de la légitimation des outils qui permettent d’évaluer ces explorations à partir de ces objets.
De là, on peut réaffirmer que, si aucun objet ne se donne purement à l’esprit (le rendant toujours à déterminer dans une entreprise de recherche de légitimation [1]), il faut toutefois bien qu’il se donne. Prenons l’exemple d’un cube. S’il est impossible de le saisir d’un seul coup par le regard, nous devons le faire tourner pour en explorer les faces, il faut bien commencer par quelques faces que ce soient. Et même si le hasard nous le fait percevoir comme un carré en nous exposant qu’une seule de ses faces, ce sera notre main qui nous révélera sa dimension et ses arrêtes.
Encore une fois, il me semble important de mettre en avant le caractère fluide de la philosophie et le mouvement qu’elle propose. Il ne s’agit pas de tuer toute critique dans l’œuf, mais de bien comprendre qu’à considérer la philosophie comme une totalité qui doit être comprise par tous les côtés en même temps revient à réduire les philosophes aux livres qu’ils ont écrits, faisant fi des millions d’heures d’incertitudes, de réflexions et de ratures qui se lovent dans les blancs des lignes des livres. Ou pour le dire simplement, l’apprentissage de la méthode philosophique a pour horizon une exigence qu’elle ne peut s’appliquer trop lourdement à la naissance de la pensée au risque de la mener à l’inaction. Il faut y aller progressivement et avoir la sincérité de reconnaitre le caractère parfois arbitraire du choix des approches et des « comme si ».
Comprendre
Si appréhender revient à saisir, comprendre revient à projeter sa pensée et à découvrir des possibilités pertinentes à partir de ces objets. Toutefois, parce qu’il s’agit d’une modalité de la correspondance, comprendre suppose une forme d’adéquation. En prenant pour la réalité tout consensus interprétatif sur ce que l’on peut déduire d’une proposition ou d’un concept, on dira qu’une forme d’adéquation au réel effective existe bel et bien tandis que son existence est toute virtuelle et en devenir dans la tête de l’apprenant. Autrement dit, comprendre c’est retrouver une correspondance qui ne m’a pas été présentée de manière appréhendable en l’état mais dont des éléments clés m’ont été donnés. Ainsi, comprendre revient à légitimer et vérifier les résultats d’une exploration qui n’est pas ex nihilo.
Pour bien saisir la nuance entre appréhender et comprendre ici proposée, il faut garder à l’esprit que cette démarcation est soumise au contexte pédagogique. Comprendre et appréhender dépendent donc de la présentation des objets qui sont eux-mêmes soumis à un contexte évaluatif anticipé. Continuant la remarque plus haut sur le caractère toujours contextualisé de l’objet donné, il s’agit ici d’assumer cette contextualisation en mettant en avant les éléments qui permettront de définir un cadre au sein duquel des rapports de correspondances peuvent être établis. Ainsi, l’adéquation est une forme de correspondance stricte vis-à-vis d’un objet fortement délimité et présenté dans une totalité établie (par exemple : exprimer l’impératif catégorique chez Kant) tandis que comprendre supposera un non-dit, un implicite dont les traces et les indices sont suffisamment présents pour le trouver. Comprendre ici ne revient donc pas à maîtriser la totalité de l’objet dans son ouverture maximale, le champ des idées, la réalité, la culture philosophique etc. Comprendre revient donc à débusquer ce qu’il est permis de débusquer à partir d’éléments qui servent de balises et de repères.
Entendu en ce sens, on comprend facilement comment nous ne pouvons nous défaire du terme de compréhension pour le processus global. En effet, la compréhension se base essentiellement sur ce mouvement de projection vers un non-encore-déterminé qui doit être assujetti à une forme de correspondance (pertinence) mais face auquel l’immensité du champ de recherche en philosophie rend presque toujours impossible une correspondance en termes d’adéquation pure et où les rapports de pertinence semblent toujours impliqués une sélection de la part du sujet chercheur. C’est en cela qu’une troisième action, basée sur une appropriation de la recherche qui consiste à assumer le caractère toujours réouvrable de toute recherche philosophique et à montrer le caractère construit de cette recherche. Recherche qui se doit alors d’unir les trois formes de la correspondance : une adéquation stricte vis-à-vis d’objets posés comme déterminés, un rapport de pertinence en regard de ce que les objets ouvrent comme champs de recherches possibles et, enfin, un rapport de cohérence qui montre la solidité de l’édifice grâce à des actions de justifications réflexives qui embrassent l’intégralité des projections en ce qu’elles participent d’une même recherche.
Au moyen de cette réduction forcée de la compréhension en un comprendre qui devra par l’expérience et la multiplication des objets muter au moyen d’une appropriation et d’un élargissement des champs de recherches, on peut alors proposer une approche du comprendre qui assume son côté arbitraire mais qui évite de ne considérer comme évident des liens trop éloignés qui sont ceux de la compréhension du professeur de philosophie. C’est là tout l’enjeu d’une évaluation ou d’une question semi-ouverte, c’est de déterminer un champ rendu possible par des éléments appréhendés (choisis et imposés dans un cadre de recherche déterminé) qui permettent des possibilités tout en montrant les limites claires du cadre posé.
Les questions semi-ouvertes
Pour revenir à quelque chose de plus concret, les questions semi-ouvertes sont donc des questions qui se basent sur des éléments déterminés (qu’ils soient imposés ou construits) et dont tout l’intérêt réside dans la possibilité qu’elles offrent d’explorer le champ balisé par ces objets et d’en révéler les conséquences pertinentes.
Élaborer une question semi-ouverte, c’est donc imposer un cadre sans le dessiner. Toute la difficulté réside alors dans la taille de ce cadre. Trop restreint, nous serions dans une question quasi-fermée et le rapport serait alors celui d’une adéquation. Par exemple, si nous faisons des liens en classe entre deux conceptions d’une notion et que nous demandons à l’élève de « l’expliquer » alors qu’elle a été vue, nous sommes dans un rapport d’adéquation par rapport à ce qui a été déterminé comme lien adéquat. Le plus souvent dans ces cas c’est l’attention en classe et la mémoire qui serviront ou desserviront l’apprenant dans cette fausse compréhension. Trop ouvert, nous risquons de perdre ce qui veut être observé à savoir la spécificité de l’objet qui forme le cadre au nom d’une liberté de construire et d’explorer. Loin de simplement éviter le piège du subjectivisme, il s’agit davantage de s’assurer que le choix fait de ce cadre soit respecté car, en tant que cadre choisi, il recèle peut-être des difficultés spécifiques qui peuvent être évitées au moyen d’un autre cheminement pertinent mais à un niveau plus élargi.
Cet impératif de cadrage, comme l’appréhension définie plus haut, est lui-même passager et invite à être dépassé dans le cursus (et sa finalité) de l’élève. Ainsi, au lieu de limiter la réflexion de l’apprenant, c’est bien une volonté de forcer des champs de recherche pour s’assurer de l’emmener là où il n’est pas nécessairement le plus à l’aise qui agit le professeur. La question semi-ouverte et le comprendre qu’elle vise ont donc pour but d’habituer les apprenants à évoluer dans des champs pour qu’ils se musclent et de rendre plus facile par après la réappropriation de thèses qu’ils liront ailleurs et l’utilisation qu’ils feront de ces capacités d’appréhension. En somme c’est apprendre à nager au bord de la piscine ou proche de la plage avant d’être plongé en pleine mer.
Les éléments constitutifs d’une question semi-ouverte
De toutes ces remarques, nous pouvons mettre en exergue plusieurs pôles auxquels il faut être attentif lors de l’élaboration de questions semi-ouvertes :
- Il est bon de veiller à prendre en compte tous les objets qui ont été explicitement abordés dans l’élaboration de la séquence. Un rapport qui a été explicité de manière furtive doit dans la formulation de la question ne pas apparaitre sous la même forme au risque d’être vu comme un objet à appréhender pour certains et à comprendre pour d’autres. La volonté de récompenser l’attention modifie la nature de la question.
- Une attention particulière doit être portée à ne pas oublier la différence d’épaisseur entre les équivalences établies par le professeur et celles que vues les apprenants. J’entends par équivalence ces éléments qui correspondent d’un objet à un autre bien qu’ils ne soient pas formulés et appréhendés de la même manière. Si le professeur est habitué à jongler avec des équivalences lointaines qui se construisent au moyen d’éléments intermédiaires, les jeunes apprenants (jeunes dans leur apprentissage) n’ont pas la même facilité à enchaîner les éléments intermédiaires. Ainsi, prendre en compte le niveau d’intermédiaires pour évaluer la difficulté de la tâche demandée est nécessaire. Nous montrerons un exemple en fin d’articles.
- La justification d’une réponse à une question semi-ouverte doit révéler le caractère caché des liens et des éléments de réponse. Par exemple, la formulation : en quoi peut-on dire que… indique un niveau de correspondance à déterminer où les éléments explicites en feront un rapport d’adéquation et ceux implicites en marqueront le comprendre. Il est bon alors de rappeler à l’apprenant que la réponse ne se trouve pas telle quelle dans les objets mais que le lien doit être fait.
- Si la difficulté de la question peut tenir à l’épaisseur des équivalences dont j’ai parlée, elle peut être également due à l’appréhension des objets vis-à-vis desquels ces équivalences doivent être établies. En cela, une question semi-ouverte à partir d’un objet bien défini vis-à-vis d’un autre objet bien défini mais dont la liaison n’a pas été explicitée sera moins difficile à appréhendée qu’une question qui s’apparente à une construction qui ressemble à une forme d’exploration (question ouverte). Ainsi, le rappel du cadre de départ est fondamental pour éviter les erreurs d’appréciation des limites ouvertes par ce cadre (d’autant plus sur des « gros concepts » comme ceux de liberté, de désir, d’engagement, etc.). A moins qu’il ne fasse partie de l’identité du cours (donc du professeur dans ce cadre-ci) de devoir toujours avoir en tête d’où l’on explore, rappeler le cadre évite des distractions qui ne sont pas nécessairement révélatrices d’un manque de compréhension.
Un long exemple vaut mieux qu’un très long discours
Imaginons que je vienne de voir la différence entre la liberté politique au sens négatif et au sens positif telle qu’elle est décrite par Ruwen Ogien dans son livre L’état nous rend-il meilleur ? [2] Ces deux formes de la liberté sont donc des éléments déterminés dans le cours, ils sont des balises qui ouvrent un cadre de recherche : la liberté – au sens politique – selon une distinction qui implique d’un côté l’absence de contrainte extérieure, de l’autre la maîtrise de soi.
Si je mets mes élèves face à des situations où ils doivent reconnaitre dans une situation donnée si nous sommes en présence d’une ou de l’autre forme de la liberté politique, je serai dans un rapport d’appréhension. C’est-à-dire dans un rapport de correspondance adéquate qui n’implique que la saisie minimale de l’objet sans autre construction que le repérage d’éléments concordants. Si je demande : En quel sens un mythomane au sens clinique n’est-il pas libre ? Et qu’on me répond, au sens positif car il ne peut s’empêcher de mentir, il ne maîtrise pas ce qu’il dit etc., on révélera le caractère adéquat entre une notion et son exemple. Ici, « ne pas pouvoir s’empêcher de » correspond de manière très proche à ne pas se maîtriser.
Là où les choses commencent à se compliquer, c’est à partir du moment où je fais intervenir d’autres éléments. Prenons le cas d’une personne qui se prostitue pour obtenir de quoi se payer de la drogue. Imaginons que cette personne a été droguée de force le temps de l’accoutumance par un groupe de proxénètes. Aujourd’hui cette personne n’est plus forcée car l’accoutumance ne le nécessite plus. Si je demande en quel sens cette personne n’est pas libre, on devra me répondre : selon les deux sens, mais pas au même moment. Ce qui peut ici s’apparenter à des jeux de l’esprit sur des questions de dignité et de protection de la vie humaine difficiles, montre le caractère plus complexe de la question et les possibilités qu’elle commence à ouvrir, ici la prise en compte de la temporalité. Comme on le voit ici, le lien implicite est très mince, les deux formes de libertés sont explicitement annoncées dans l’énoncé – on la force / accoutumance – et le lien à la temporalité est assez explicite. Nous sommes ici à la lisière de l’appréhender et du comprendre en ce que, en plus de la correspondance entre les formes de liberté et ce qui arrive à la personne qui se prostitue, s’ajoute une dimension supplémentaire (le temps) qui fait varier les modalités de la réponse en une oui à un certain moment, non en un autre. On peut considérer que nous sommes toujours dans une forme d’appréhension, mais complexe cette fois, en ce que cette nouvelle dimension ne demande pas de transformation (équivalence) des éléments appréhendés. Le rapport est toujours un rapport d’adéquation stricte, mais qui change en fonction d’un nouvel élément.
Imaginons maintenant, toujours à partir de ces deux formes de la liberté, que je fasse intervenir un autre élément sous forme de concept : le regard de l’autre et son rapport à la honte au sens sartrien. Si je pose la question sous la forme suivante : En quel sens la honte (au sens sartrien) m’empêche-t-elle d’être libre ? et que je demande une justification, on voit immédiatement que nous avons quitté le simple rapport d’adéquation pour entrer dans un rapport d’équivalence et, de là, de pertinence. Il ne s’agit pas de donner les définitions de la honte chez Sartre et celles de liberté positive et négative. Il s’agit de voir dans ces deux objets (la distinction entre les formes de la liberté – la honte au sens sartrien) les éléments qui sont susceptibles de correspondre de l’un à l’autre moyennant une forme de transformation pertinente. C’est en somme demander à l’élève de remarquer ce qu’il est permis (pertinence) de faire à partir des éléments d’un ou de l’autre concept ou notion (maîtrise/ intériorité / extériorité / autrui / Me voir comme l’autre me voit / etc.). Il faudra toutefois veiller ici à repérer que la difficulté de cette correspondance est double car il ne s’agit pas uniquement d’explorer un champ balisé, mais aussi d’appréhender de deux objets différents (la liberté / la honte). Ainsi, et surtout dans le cadre du niveau de précision demandé sur le concept de honte chez Sartre, de nombreux éléments entrent en compte et la compréhension attendue peut dépendre des différences subtiles entre des éléments et leur correspondance.
Pourquoi tant de détours ?
À la lecture de tout ce qui précède, on serait en droit de trouver quelque peu surfait la réflexion qui tend à séparer de la sorte une forme d’adéquation simple avec le comprendre qui comporte le critère de pertinence. L’origine de cette réflexion vient pourtant justement d’un manque, à mon avis, de précision concernant la séparation entre appréhender et comprendre des éléments. Cette absence est d’autant plus visible qu’elle ne se situe pas uniquement dans le champ philosophique, mais s’applique à tout l’enseignement tel qu’il est prodigué aujourd’hui en fédération Wallonie-Bruxelles. Poursuivant la critique selon laquelle on forme les élèves à répondre à des procédures préétablies dont la seule valeur est la conformité de l’élève à ces procédures, ou pour le dire plus simplement les évaluations sont excessivement performatives, on remarque de plus en plus que l’élève se doit de « cocher les cases de la grille d’évaluation ». Ainsi, pour le cours de français par exemple, c’est la présence d’éléments qui compte. La qualité importe moins que la présence. Ainsi, la présence d’une introduction aussi scolaire soit-elle ne peut être considérée comme « mauvaise » car après tout, comme demandé il y a présence d’une introduction.
Sans autres preuves qu’une profonde intuition, la conséquence de cette tendance à la traçabilité est d’évaluer la compréhension sur base du minimum d’indices possibles. De là, et pour le coup surtout en philosophie, il faudra en dire le moins possible dans la grille critériée quant aux indices au risque de « lâcher le morceau ». Le risque d’une telle posture réside, comme c’est souvent le cas, à ne favoriser que ceux qui sont intéressés par la matière vue (par matière j’entends la thématique, la manière de l’aborder etc.) ou qui ont des affinités avec ce type d’exploration, affinités le plus souvent dues au contexte socio-économique et à une certaine proximité avec la culture et sa propension à jouer avec des équivalences.
Pour ma part, il me semble que la clarification et la distinction nette entre ce qui est de l’ordre de l’appréhender et du comprendre permet d’éviter cet écueil ainsi que de vérifier où se situe le défaut, quand il y en a, et éviter de dire d’un élève qu’il n’a pas compris supposant une incapacité à faire lien, à produire des équivalences, là où il n’avait peut-être pas suffisamment travaillé son appréhension de l’objet. Cette conviction tient pour part à poser un contrat tacite dans la relation à l’élève au moment de l’évaluation du comprendre à travers des questions semi-ouvertes. Partant du principe que les éléments déterminés et nécessaire à un travail d’exploration dans un cadre défini sont clairement annoncés et ont clairement été vu, il semble que comprendre ce que veut le professeur ne se réduit plus alors à trouver la logique éducative et évaluative derrière le test à passer, mais revient à chercher ce qu’il est possible de faire à partir de ces éléments donnés.
Encore une fois, comme c’est souvent le cas dans ma réflexion, le contexte d’apprentissage ne laissant pas assez de temps pour imprimer un style qui serait celui de la philosophie au sens classique et académique, style qui s’apparente à une sorte de théorie du ruissellement, c’est à travers la réception d’éléments déterminés dans une limite qui relève de l’arbitraire du cadre pédagogique que peut se déployer un entrainement à évaluer la pertinence des liens supposés entre des situations, des notions, des idées, émotions etc. Et c’est à partir de cette pratique que sera possible le véritable enjeu du cours, à savoir dépasser les rapports de pertinence dans une forme d’appropriation qui permet une construction adéquate, pertinente et cohérente que ce soit vis-à-vis de ce qu’elle dit explicitement ou des conséquences implicites que sa structure permet.
Au fond ce n’est pas tant l’objet analyse, problématisé, conceptualisé qui importe, c’est bien plutôt cette faculté à établir des correspondances strictes et établies (adéquation et appréhender), supposées et potentielles (pertinence et comprendre) ou assumées et appropriées (cohérence et créer).
Pris dans cette optique de progression, il apparait alors que ce n’est qu’à travers la répétition et à travers la confrontation d’évaluations progressives qu’est possible une telle entreprise. En ce sens, elle demande au professeur un travail en amont où une évaluation de la difficulté des objets proposés en fonction de la manière avec laquelle ils ont été proposés est nécessaire. Mais pour cela, il faut oser se défaire d’une vieille habitude en philosophie qui consisterait à prendre tout objet dans sa totalité plutôt que de sélectionner dans ces objets et dans les actes qui les ont rendus possible ce quelque chose d’exploitable par un apprenant. A bien y regarder, cette proposition apparait bien plus ambitieuse que l’immense majorité des propositions actuelles qui se contentent de présenter des grands concepts de l’histoire des idées de manière générale et à travers ses grands philosophes. Elle est bien plus ambitieuse car elle suppose de la part du professeur un certain aplomb dans la reconnaissance de l’intérêt de cet objet travaillé de cette manière et dont le caractère incomplet sert une forme d’efficacité qui n’est non pas une efficacité de maitrise de ces objets, mais bien une efficacité de la faculté à appréhender et comprendre des objets simples en vue d’une meilleure compréhension du monde moyennant un travail qui sera celui fait à travers les expériences de la vie, les lectures personnelles et les discussions anodines du quotidiens où se logent les fausse-évidence des propositions pleines de prêt-à-penser.